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huit ans et j’ai encore rêvé d’elle la nuit dernière Elle ne me sort pas de la tête. — O machines de travail, nées dans la sordide misère, défigurées par l’effort, combien, malgré tout, vous êtes humaines !

Quand j’ai ajusté cent dix douzaines de capsules de fer-blanc à autant de bouchons, la maîtresse d’atelier change ma besogne. Celle-ci devient plus dure, mais la diversité repose. Au signal de midi, la chambre, qui jusque-là ressemblait à une énorme mécanique, chaque ouvrière représentant un rouage, est devenue vivante et gaie ; le babillage des amies rassemblées en groupes remplace, d’une façon agréable, le rugissement des machines.

Nous descendons à la file dans une vaste salle à manger, — cinq cents convives en tout. Les paquets enveloppés de journaux sont ouverts et l’on dîne. Menu médiocre et peu varié : du pain et des confitures, des gâteaux et des cornichons ; parfois, mais rarement, une saucisse ou un méchant morceau de viande filandreuse, le tout arrosé de café exécrable fourni par la fabrique à un sou la tasse. Les plus lasses d’entre nous remettent dans le papier leur déjeuner à moitié mangé. Une trop extrême fatigue émousse l’appétit, crée un goût désordonné pour le vinaigre et les sucreries, pour tout ce qui excite.

En dix minutes le repas est achevé ; mes compagnes passent le reste de la récréation, une demi-heure, à danser, à chanter, ù bavarder. Toujours sur le même sujet : « les jeunes gens, » les plaisirs mondains à leur portée. A midi 30, le même coup de sifflet nous reprend la vie qu’il nous avait rendue. Je retourne à ma tâche. Les épaules me font mal, j’ai les mains raidies et les pouces écorchés. Comment mes compagnes peuvent-elles continuer à travailler avec tant de suite et de rapidité ? Je les regarde, non sans envie. Des caisses sont vidées et remplies, des flacons étiquetés, cachetés, emportés, des bocaux de toute dimension lavés, essuyés, chargés ; et il y en a toujours davantage, toujours plus de caisses, plus de pots, plus de bouteilles. C’est un travail sans fin, un bruit de machine sans trêve. J’entends à travers ce fracas les voix aiguës, aux inflexions nasales, de la maîtresse d’atelier, et des ouvrières qui se crient je ne sais quoi les unes aux autres. Toutes ces impressions sont effacées par l’étonnement attristé où me jette ce mécanisme énorme, inflexible, que de pauvres filles maintiennent en perpétuel mouvement, et