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des critiques sévères en un pays de loyalisme tel que l’Autriche ; les ennemis de Rosegger l’accusèrent, sans beaucoup de bonne foi d’ailleurs, d’avoir fait l’apologie du régicide. C’était grossir singulièrement la portée d’un conte allégorique, qui demeure avant tout un curieux monument des idées gouvernementales de son auteur : aspirations naïves d’un paysan que la culture contemporaine a si peu modifié dans son fonds qu’il semble retarder d’un siècle, et marquer l’heure à l’horloge genevoise du sensible Jean-Jacques. Oui, c’est l’âme même de leur race qui parle malgré eux, plus haut que leur raison individuelle, dans les rêveries communes de ces deux utopistes. Il faut lire, pour se convaincre du parallélisme de leurs conceptions sociales, la « Parabole des Forts, » qui est le bréviaire politique de la Princesse Juliana[1]. C’est la légende d’un petit royaume pacifique, enserré entre des voisins dont les armées sont redoutables par leur masse, leur force brutale, leur ruse et leur mauvaise foi. Néanmoins, cet empire heureux ne « connaît pas la crainte. » La famille est le fondement de la société : l’homme y est le guide, la femme, la ménagère soumise : les enfans sont élevés non par des paroles, des récompenses et des châtimens, mais par l’exemple des parens. Le fils, vigoureux, se montre plein de respect et de soumission devant son père aux cheveux blanchis : lorsque, dans le cœur de la jeune fille s’éveille un entraînant amour, elle l’avoue aux siens sous le voile de la pudeur, et l’alliance est aussitôt conclue. Nul désir de gain parmi ces sages : ils parleraient volontiers comme l’héroïne paysanne du roman : « J’aime mieux peu d’argent et beaucoup de travail que beaucoup d’argent et peu de travail. » Le citoyen met tout son orgueil dans l’observation de la loi, et, pour comble de perfection, il n’existe pas d’armée permanente : en paix, tout homme est travailleur ; en guerre, chacun est soldat. Aussi ce peuple remarquable peut-il dire en toute sincérité : « Nous ne connaissons pas la crainte ; nous sommes les Forts. » Voilà presque du Saint-Just ; et l’expérience des Républiques Sud-Africaines vient d’établir une fois de plus la portée d’un tel idéalisme. Décidément Rosegger a bien

  1. Lire aussi, l’Évangile de la Nouvelle Alliance. Ce petit conte démocratique et enfantin fait songer à ceux que le parti socialiste allemand édita naguère pour façonner les générations nouvelles à ses vues utopiques et dont nous avons eu l’occasion de parler ailleurs. (Littérature et morale dans le parti socialiste allemand. Plon, 1898.)