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aux maîtres de notre littérature les fondations de M. de Montyon. Celles de Rosegger présentent peut-être un charme plus pénétrant encore, parce qu’il a fréquenté ses modèles en personne, et qu’il a pénétré plus parfaitement dans l’intimité de ces âmes bénies. Néanmoins, telle paysanne bretonne ou bourguignonne qui sommeille dans nos souvenirs académiques offre un évident air de famille avec ces Styriennes exquises. Et ce seul fait fournirait un argument puissant contre les passionnés qui s’acharnent à creuser des fossés infranchissables entre les races sœurs de notre vieille Europe. Quand nous comparons en effet les humbles héros de la charité en deçà et au-delà de nos frontières, comment ne penserions-nous pas avec émotion : ces braves cœurs sont les réservoirs du même sang, et le christianisme, qui a façonné les uns comme les autres a achevé de les sacrer frères en humanité.


VII

L’impression des vertus paysannes est, disions-nous, demeurée indélébile dans l’âme de Rosegger. L’empreinte de son primitif entourage n’a pas moins profondément marqué son talent : à ce point, que, en dépit de son changement d’existence, il ne s’est plus montré apte à recevoir par la suite une impulsion plus moderne et plus raffinée.

Vivant depuis près de quarante années la vie urbaine, il a tenté souvent de transporter au sein des villes le théâtre de ses récits, ou encore de mêler des citadins aux paysans dans ses créations : il faut oser dire que ces tentatives lui ont en général peu réussi. Il juge mal les bourgeois, ces produits de la culture contemporaine, tardivement apparus sur son horizon intellectuel : il semble ne jamais pénétrer nettement les véritables mobiles de leurs actions ; il les implique volontiers dans des aventures tragiques ou sanglantes[1], a ce point qu’on croirait voir naître sous sa main une de ces vieilles images d’Epinal, qui illustraient quelque crime célèbre de larges taches rouges de sang, débordant copieusement leurs Contours, afin d’inspirer aux bonnes âmes un salutaire effroi devant la malice des hommes. — Conscient de son insuccès sur ce terrain, Rosegger s’est persuadé d’abord qu’il régnait dans le public une sorte de préjugé sur son

  1. Voir, par exemple, le Geschichtrnbuch des Wanderers.