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permettre de retirer délicatement les flèches de ses blessures, ou sainte Ottilie l’aveugle, pour se faire promener dans le ciel, tandis que sa compagne lui racontera les splendeurs bienheureuses et lui offrira de temps à autre quelque bon fruit cueilli à son intention sur les arbres célestes… En attendant, elle est plus utile sur cette terre… »

Voici, enfin, la bonne Aja, qui inaugure les souvenirs d’enfance du poète, dans son ouvrage intitulé Waldheimat. Au début de sa vie, elle a payé son tribut aux entraînemens des sens : séduite, et mère à dix-huit ans, elle perdit la vue en mettant au monde un fils. Et, dans la stupeur de cette catastrophe inattendue, elle n’a pas voulu croire tout d’abord à son malheur : « Apportez-moi vite mon enfant, » a-t-elle dit. C’est seulement lorsque, penchée sur le petit être, elle n’a pu distinguer sa forme et son visage qu’elle a poussé ce cri de détresse : « Aveugle, je suis aveugle ! » Trait d’une puissance homérique, qui ne surprend pas sous la plume du peintre de ces âmes simples. Alors, devenue mendiante à la charge de la commune, Aja a commencé une vie errante de séjours successifs dans chacune des fermes du hameau ; nous avons décrit déjà cette organisation patriarcale de la charité. Mais, loin de déchoir par une existence parasite, il semble qu’elle croisse avec le temps en dignité et en considération. Elle n’a pas de foyer sans doute, mais elle possède au moins son petit mobilier portatif, ses ustensiles de ménage brillans de propreté, et, de plus, une pharmacie de remèdes simples, afin de venir en aide à son prochain. Partout où elle s’arrête, elle sait si bien se rendre utile, et se faire aimer, qu’on la garde bientôt plus longtemps qu’il n’est nécessaire, et que les voisins viennent réclamer auprès d’elle leur droit d’hospitalité. La pensée religieuse est le rayon consolateur pour cette créature privée de la lumière du jour ; mais ne croyez pas que sa dévotion soit celle des longues prières et des pratiques superstitieuses. Non : les grandes fêtes de l’Eglise auxquelles Aja ne peut plus prendre souvent sa part active de chrétienne la mettent dans une disposition solennelle et recueillie, à laquelle l’être entier participe. Noël surtout, la naissance de l’Enfant-Dieu, car, « là où l’enfant est en jeu, la femme est toute conquise, et combien davantage quand cet enfant est le propre fils du Père céleste, né pour racheter l’univers. La servante aveugle et misérable, qui n’avait sur terre nulle famille et nulle joie, à qui l’on avait enlevé jadis son enfant à la mamelle, qui