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L’ÉTYMOLOGIE ET LA LANGUE FRANÇAISE.

publié il y a quelques années dans la Revue de Paris, M. Émile Deschanel se plaignait amèrement de l’attitude des philologues en présence de la corruption grandissante de la langue. « Ils acceptent tout sans protester, disait-il. Ils sont comme les naturalistes aux yeux de qui les produits hybrides ont leur intérêt aussi bien que les formations régulières. Ou bien, de même que certaines plaies, atroces pour le patient, ne manquent pas d’attrait pour le chirurgien, certains cas de difformité linguistique, monstrueux aux yeux des profanes, n’émeuvent pas autrement ces savans maîtres. » Pour un peu, comme on le voit, l’aimable professeur du Collège de France nous accuserait d’inoculer les maladies les plus honteuses au langage de nos contemporains, à seule fin de pouvoir faire des expériences in anima vili. J’avoue que, pour ma part, je ne saurais pousser la sérénité scientifique jusqu’à un pareil degré. Bien que les ressorts de mon esprit se tendent comme d’eux-mêmes pour chercher à saisir les causes multiples qui transforment le langage, ce n’est pas sans un certain sentiment de tristesse que j’assiste à l’évolution qui se poursuit sous nos yeux. Quelle que soit la satisfaction intellectuelle que nous procure l’étude « désintéressée, » elle n’empêche pas la mélancolie de nous envahir lorsque nous sentons qu’un peu de nous meurt chaque jour et que ce qui vient le remplacer, même sorti de nous et créé selon le goût de notre fantaisie momentanée, ne nous rend pas le charme intime et la douce accoutumance de ce que nous perdons. L’étymologie est une science, non un art ; nul ne le conteste. Ce n’est pas à elle qu’il appartient de régenter la langue. Mais si l’on a le droit de considérer la langue elle-même comme une œuvre d’art, l’étymologie, qui nous fait connaître les conditions dans lesquelles cette œuvre est née et les efforts successifs au prix desquels elle s’est plus ou moins pleinement réalisée, ne peut-elle nous procurer à son tour de délicates sensations d’art, et ne doit-elle pas nous préserver instinctivement des excès de tout genre qui peuvent compromettre l’harmonie générale de l’œuvre et en précipiter la ruine ?

Antoine Thomas