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L’ÉTYMOLOGIE ET LA LANGUE FRANÇAISE.

primitivement celui qui débitait la chair du bouc. Tout récemment, à la Société de linguistique, un assaut a été livré à l’étymologie d’Henri de Valois, aujourd’hui généralement acceptée : on a cherché à en déloger le bouc au profit de la génisse, en latin bucula. Mais la place est inexpugnable, et, sans faire appel à la phonétique qui ne consentirait pas sans peine à l’ouvrir à la génisse, il suffit de la mettre sous la sauvegarde de la sémantique. Ce n’est pas par hasard que boucher et bouc ont un air de famille, puisque l’italien, qui appelle le bouc becco, appelle le boucher beccajo.

Dans ces exemples, et dans beaucoup d’autres qu’on pourrait citer, la sémantique nous apparaît comme l’aide de la phonétique. Presque toujours il convient que la phonétique passe devant et prépare l’ouvrage auquel la sémantique viendra, pour ainsi dire, donner le dernier coup de pouce. Pourtant celle-ci est autre chose qu’une finisseuse. Il y a en particulier un vaste domaine où le langage semble se jouer des lois de la phonétique ; c’est celui de l’analogie, qu’on peut se représenter comme une sorte de Cour des Miracles. C’est là qu’on voit des mots qui ont perdu leur tête ou leur queue s’emparer sans vergogne de celle du voisin pour faire figure dans le monde et se livrer à quantité d’autres tours de passe-passe dont le spectacle est fait pour déconcerter notre raison. La sémantique a l’œil ouvert sur eux et, mieux que la phonétique, elle peut nous livrer le secret de leurs faits et gestes et les déférer aux tribunaux dont ils ressortissent.

Instruisons rapidement trois affaires de ce genre.

Les Allemands appellent sauerkraut un mets qui se compose essentiellement de choux aigris dans la saumure. Le mot est très clairement formé en allemand, où kraut veut dire « chou » et sauer « aigre. » Nous avons emprunté ce mets à nos voisins. À la fin du XVIIIe siècle nous l’appelions sourcroute, transcription assez exacte du mot allemand. Une loi phonétique connue, la loi de dissimilation, nous explique que la première r soit vite tombée et que sourcroute ait été prononcé plus récemment soucroute. Mais pourquoi sommes-nous arrivés à la forme aujourd’hui universellement employée, choucroute ? La phonétique n’en peut mais. C’est l’idée, c’est-à-dire l’esprit qui a fait des siennes : comme il y avait des choux dans le plat, on en a mis ostensiblement dans le mot et l’on a dit choucroute, au lieu de soucroute. Décidément l’esprit gâte tout en France.