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l’ancien français, qui a laissé tomber l’e protonique du verbe latin temperare et en a fait temprer (aujourd’hui tremper, par suite d’une métathèse), nous a-t-il transmis religieusement l’e du substantif imperator ? C’est que temperare n’a jamais cessé de résonner sur les lèvres du peuple depuis que les Romains ont apporté le latin en Gaule, tandis qu’imperator a sombré avec l’Empire romain lui-même et n’a reparu dans l’usage que depuis la restauration mémorable qui a marqué la dernière année du VIIIe siècle. Ainsi, aux yeux de l’étymologiste, l’examen d’un seul mot, d’une seule lettre suffit pour évoquer l’image du pape Léon III plaçant la couronne impériale sur le front de Charlemagne.

Il est rare, avouons-le, que le langage nous offre sur le passé des échappées aussi grandioses. La langue de l’homme est le témoin de son histoire, mais, si ce témoin a tout vu, il n’a pas tout retenu. Les faits qui y laissent des traces durables ne sont pas toujours ceux qui arrêtent l’historien et qui importent à la destinée des peuples Qui oserait mettre sur le même plan les traités de Westphalie et les amours juvéniles de Louis XIV ? Et pourtant, depuis 1618, Westphalie est resté, comme auparavant, un simple nom propre, celui d’une province d’Allemagne, tandis que le nom de Mlle de Fontanges a fait brèche dans notre vocabulaire courant et que plusieurs générations ont appelé fontange une parure de tête que la favorite avait mise à la mode. Si l’étymologiste doit tout connaître de l’histoire, il n’en utilise souvent que la menue monnaie. Mais que de variété, d’imprévu, de piquant dans la collection de ces noms propres de personnes, de peuples ou de pays, qui se sont successivement incorporés dans le langage commun ! Esclave est le même mot que Slave, et il nous rappelle les expéditions des Vénitiens contre les Slaves du Sud ou Esclavons, dont la reine de l’Adriatique faisait ouvertement la traite au temps des Croisades. Les Hongrois nous ont appris à hongrer les chevaux et à hongroyer le cuir ; le XVIIe siècle a même connu la mode d’un justaucorps à grandes basques qu’il appelait une hongreline. Aux Croates nous devons la cravate, qui apparaît chez nous à l’époque de la guerre de Trente ans. Des substantifs comme baïonnette, berline, biscaïen, calicot, épagneul, faïence, maroquin, persienne, éveillent facilement le souvenir des villes de Bayonne, Berlin, Calicut, Faenza et des pays de Biscaye, d’Espagne, de