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L’ÉTYMOLOGIE ET LA LANGUE FRANÇAISE.

ceux qui médisent de Ménage étymologiste ne l’ont pas lu. C’est aller trop loin. J’accorde qu’il y a beaucoup de bonnes choses dans son œuvre ; mais il est notoire qu’il y en a de moins bonnes et même, pour trancher le mot, de détestables : ceci fait tort à cela. Où il est mauvais, il va bien au-delà du pire, comme quand il veut nous persuader que blanc et blond viennent tous deux, par des chemins différens, du latin albus. Le moins qu’on puisse faire c’est de rire : tant pis pour Ménage.

Je ne vois guère à signaler, au XVIIIe siècle, qu’un long article de l’Encyclopédie où l’on distingue dans l’étymologie l’art de former les conjectures, ou invention, et l’art de les vérifier, ou critique. L’article passe pour être de Turgot, et lui fait honneur. Mais, avec son caractère purement théorique, l’aspect scolastique de ses nombreuses divisions et subdivisions, le souci constant qu’affecte l’auteur de raisonner toujours in abstracto, sans jamais se résoudre à prendre des exemples concrets, cet article ne pouvait guère exercer d’influence. D’ailleurs les préoccupations du siècle sont d’un autre ordre et l’étymologie n’y trouve pas un bon terrain : Voltaire a trop d’esprit et Rousseau est trop ignorant.

Enfin le XIXe siècle est venu. Si, chez nous, Raynouard a fait fausse route, l’Allemagne nous a donné Friedrich Diez, Diez que nos maîtres actuels se plaisent à reconnaître pour leur maître et qu’ils nous ont appris à révérer comme un aïeul, Diez dont le génie, fait surtout de patience et de probité, a enfin assis l’étymologie des langues romanes sur des bases solides. Sans doute il a largement profité de ce qui avait été tenté avant lui. Un de ses compatriotes, M. Grober, professeur à l’Université de Strasbourg, a comparé mot par mot l’œuvre de Diez et celle de Ménage pour les deux premières lettres de l’alphabet et il a constaté que le savant allemand avait suivi le savant français 72 fois sur 100. Ce témoignage non suspect est à l’honneur de notre pays ; mais il ne faut pas lui attribuer trop d’importance, ni être dupe de la statistique. La gloire de Diez, c’est d’avoir tué le dilettantisme en formulant un corps de doctrine et en en poursuivant rigoureusement l’application : or, il faut plus de science pour se garder d’une mauvaise étymologie que pour en trouver dix bonnes. S’il a laissé beaucoup à faire à ses successeurs, il leur a montré la voie à suivre et indiqué les moyens d’y marcher d’un pas assuré. On peut dès maintenant entrevoir le jour où le vocabulaire fran-