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pareil spectacle. Vous me direz que nous en avons de bien plus extraordinaires. Cela est vrai, mais je suis moins ému de la politique que des variations atmosphériques qui m’empêchent de respirer. Il me semble que vous êtes préposé au principal fourneau où se cuisine le sort du monde. C’était un grand plaisir pour moi quand j’étais à Londres de faire endêver lord Palmerston en lui disant que la question d’Orient mûrissait. Il disait, au contraire, que tout tendait à s’arranger, histoire d’avoir quatre-vingts ans et de ne pas se soucier du fardeau qu’on laisse à ses successeurs. Le grand prince auprès duquel vous résidez doit assurément contribuer beaucoup à faire mûrir ladite question. Mais, outre lui, il paraît que tout le monde s’en mêle, les Serbes et les Monténégrins. Je voudrais bien que vous m’expliquassiez ce qui se fera et ce qu’on fera de tout ce tas de barbares, dont les uns seront élevés et les autres abaissés, et comment on s’y prendra pour satisfaire au grand principe des nationalités dans un pays où elles sont toutes pêle-mêle. Dites-moi encore si vous avez trouvé le moyen d’empêcher les Russes d’aller à Constantinople ou d’y faire la loi, dans le cas où l’on y transporterait votre résidence.

Je trouve que la discussion de la loi sur le recrutement doit avoir donné une piètre idée de nous à nos voisins. Nous ne leur avons probablement pas appris grand’chose au sujet de notre manque de patriotisme, mais je penche à croire qu’ils ne se figuraient pas que nous eussions si peur de la guerre. Nos dispositions belliqueuses commencent à devenir aussi vraies que notre politesse et notre esprit si renommés jadis. Ce sont des adjectifs qu’on se donne sans y attacher d’importance, comme les badauds de Madrid qu’on appelle dans toutes les ventes et loteries : Ese muy héroico publico. Je trouve seulement que les probabilités de guerre sont bien éloignées, et il paraît que M. de Bismarck n’en a pas plus envie que nous. On prétend que son parlement commence à l’ennuyer fort et qu’il a des velléités de le jeter dans la Sprée, le malheur c’est qu’il n’y a pas assez d’eau pour bien faire.

Je passe mon temps ici à traduire du russe pour le meilleur des journaux, à savoir, celui des Savans[1]. J’ai reçu, au moment de partir pour Cannes, votre roman[2], qui est un chapitre de

  1. Histoire de la fausse Elisabeth II, qui ne parut dans le Journal des Savans qu’en juin et juillet 1869.
  2. L’abbaye de Typhaines. Paris, Maillet éditeur.