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mieux qu’un cabinet noir. Bernadotte, du reste, s’amusait fort de ce garçon, lettré, voire littérateur, qui façonnait, comme un Garat, de la prose éloquente, et troussait tel qu’un Piis la gaudriole et le couplet. Mais, à Paris, le ministre de la Guerre, Berthier, appréciait mal des talens si divers, et l’incompris Bertrand, prosateur et poète, sentait pousser les cheveux gris, tout en restant à perpétuité simple sous-lieutenant.

Ignorant ses « missions, » les camarades s’apitoyaient sur cet infortuné. Le vaguemestre était populaire dans les cafés et les tabagies que fréquentaient les officiers ; on y vénérait, on y régalait une victime du tyran… C’était, — nous l’avons esquissé déjà, — un fort et haut gaillard, à la trogne colorée, aux joues que balafraient des favoris en croissans de lune. Jovial et trivial, François Bertrand faisait, à Rennes, la joie de la garnison. Il l’amusait par son bagout, sa jactance, ses calembredaines, le récit de ses bonnes fortunes, — car il était l’enfant chéri des dames, ce grand flandrin, un ravage-cœur pour le trottin et la grisette ; même il collectionnait leurs lettres d’amour : histoire de rire, en savourant l’omelette au schnick de la pension. Ses douze cents francs de solde lui permettaient toutes les folies !… Le départ de Bernadotte avait, pourtant, ouvert une brèche dans son budget ; il n’était plus vaguemestre, et demeurait toujours sous-lieutenant. Logé longtemps chez une aristocrate, ce dépensier des fonds secrets avait dû déguerpir. Il demeurait, maintenant, au n° 6 de la rue de l’Horloge, dars une chambre juchée sous les combles : Bertrand le jacobin se voyait réduit à vivre en Spartiate.

Or, dans la journée du 24 prairial, les boutiquiers, ses voisins, purent assister à une scène d’insigne bouffonnerie, plus folâtre vraiment qu’un acte de Radet, ou qu’un chapitre de Pigault-Lebrun… Ce jour-là, au coup de midi, deux brigades de gendarmes à pied s’engagèrent dans la ruelle : ils venaient arrêter le « nommé Nicolas-François Bertrand, accusé de manœuvres criminelles contre la sûreté de l’Etat. » Un maréchal des logis, le chevronné Caron, les dirigeait, — quelque malin, sans doute, de cette quatrième légion que commandait le colonel Mignotte. Ces gendarmes avaient pour mission d’enlever le conspirateur et de le conduire à la Tour-Lebat, la prison militaire de Rennes ; un juge de paix allait venir, qui poserait des scellés dans l’appartement… Préparée en grand mystère par le préfet