Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus atteindre ces infâmes ; la triste humanité gémit des ravages que trop de tolérance a propagés… La perfidie des prêtres ne sera jamais ramenée par l’indulgence. Ils scrutent les consciences et portent la désolation dans les familles… Ennemis éternels de tout ordre social, pour eux la justice ordinaire a des formes trop lentes, car nos prisons sont encombrées de ces scélérats… » Parfois à ces féroces formules de terroriste se mêlait une rhétorique ampoulée, qui dénotait l’amateur de littérature à la Barère… : « Oh ! mes frères d’armes,… portez dans vos familles l’exemple des vertus civiles ; ce sont elles qui ont enfanté nos prodiges !… Elevez vos âmes aux plus sublimes idées ; ne perdez jamais de vue que l’élan de la Liberté vous a toujours conduits… » Mais tout cela n’était que mots sonores, déclamations, pures gasconnades. Pour seul jacobinisme, Bernadotte avait au cœur l’amertume de ses déceptions, et le fiel de ses jalousies. Médiocre général à l’armée du Rhin, inférieur en gloire aux Delmas, aux Richepanse, aux Lecourbe, ses compagnons de bataille, il se croyait un génie militaire. Diplomate ridicule et bafoué durant un court passage à Vienne, il s’estimait un génie politique. La vanité autant que l’orgueil, faisaient délirer ce cerveau, madré pourtant et très calculateur. A présent, l’un des premiers dans l’Etat, il rêvait devenir le maître de l’État. Surtout, il ne pardonnait pas au petit Bonaparte, son cadet sur l’Annuaire, d’avoir gagné tant de victoires et d’être aujourd’hui le Grand Consul.

Une femme exacerbait par ses propos les souffrances de cette âme ulcérée : l’épouse était la mauvaise conseillère de l’époux. Dans sa maison de la rue Cisalpine, près de sa chère Désirée, Bernadotte n’entendait jamais quelqu’une de ces paroles qui, douces ou prudentes, savent apaiser les rancœurs, assagir les résolutions. Pareille à Mme Hulot poursuivant son gendre d’objurgations ambitieuses, Mm6 Bernadotte obsédait son mari de doléances irritées. Elle aussi abhorrait le Premier Consul. Les motifs de cette haine pourraient former un chapitre instructif de psychologie féminine. Jadis Bonaparte, épris de cette femme, l’avait demandée en mariage. C’était aux temps lointains où, modeste général de brigade, petit jeune homme d’aspect farouche et ridicule, encadrant son maigre visage dans une crinière hirsute qui retombait en « oreilles de chien, » il végétait très besogneux. Ce chétif, cependant, s’était flatté d’avoir su inspirer l’amour. Sa chère âme, sa beauté, son idole se nommait Désirée,