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ont poussé aussi loin le manque de scrupules, lorsqu’il s’est agi d’emprunter à leur expérience personnelle des matériaux pour leur lucrative « copie. » Forster et M. Gissing n’hésitent pas à noua affirmer que ce sont bien les caractères du père et de la mère de Dickens que celui-ci a représentés dans deux des personnages les plus grotesques de ses romans, le faiseur Micawber et la vieille Mme Nickleby. Dans Bleak House, ayant à mettre en scène une façon d’escroc à prétentions artistiques, il a jugé tout simple de le figurer exactement sous les traits d’un homme de lettres de ses amis, Leigh Hunt ; après quoi, il a été tout étonné de découvrir que d’autres de ses amis désapprouvaient un pareil emploi du « document humain. » Enfin ses biographes nous racontent que, en 1858, il a renvoyé de chez lui sa femme, la fidèle compagne qui depuis vingt ans l’avait soutenu, encouragé, aidé à devenir le grand homme qu’il était. « Avec l’installation de Dickens à Gadshill, nous dit M. Gissing, commença dans sa vie une époque nouvelle. Peu de temps après cette installation, se produisit un changement domestique dont je ne puis pas éviter de parler, mais sur lequel je n’insisterai qu’autant qu’il le faudra pour l’intelligence du caractère même de Dickens. Ce changement se rattache de très près à une autre résolution prise alors par Dickens, qui, non content désormais d’être le plus populaire des auteurs de son pays, entreprit de devenir en outre un amuseur public, au sens le plus bas de ce mot… Les épreuves de sa jeunesse lui avaient acquis les dons précieux de l’énergie, de la volonté, et de la persévérance ; mais elles ne lui avaient pas enseigné l’habitude du renoncement et du sacrifice. » Voilà ce que les biographes en quelque sorte officiels de Dickens nous apprennent de sa vie privée ! Et, de tous les faits qu’ils exposent sous nos yeux, ressort inévitablement une conclusion, la plus imprévue à la fois et la plus attristante pour ceux qui se sont accoutumés à chérir en Dickens le poète des Contes de Noël et des Temps difficiles : ce poète, ce chrétien, cet apôtre inspiré, lorsque nous le voyons à travers le récit de ses biographes, nous apparaît comme n’ayant eu dans sa vie que deux grandes passions, celle du « cabotinage » et celle de l’argent !

Le grand rêve de sa jeunesse avait été de devenir acteur ; et l’on serait tenté de croire que, plus tard, le grand regret de toute sa vie fut de ne l’être point devenu. Du moins se consolait-il en organisant sans cesse, chez lui ou chez ses amis, des représentations dramatiques. Il éprouvait un besoin maladif de se faire voir, de jouer des rôles, d’entendre éclater autour de lui les applaudissemens. Et c’est là