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retrouvent à chaque page dans l’étude biographique de M. George Gissing, vainement on y chercherait la moindre trace du grand poète qu’il a été aussi. Vainement on s’efforcerait d’y retrouver l’homme qui, depuis le premier jusqu’au dernier de ses romans, n’a pas cessé de prêcher la morale de l’Évangile. De la prêcher ? Non, mais plutôt de la respirer, d’en imprégner toute son œuvre, de l’employer à la production d’une forme nouvelle de la beauté poétique. Car le réalisme et l’humour n’ont jamais été pour Dickens que des moyens ; et il n’y a pas un seul de ses écrits, petits ou grands, dont l’objet principal ne soit d’exalter en nous le respect et l’amour de l’idéal chrétien. Un critique anglais disait récemment que, après saint François d’Assise, Dickens était peut-être le premier qui se fût sérieusement efforcé de ramener les hommes à la pratique rigoureuse de la doctrine du Christ, telle qu’elle est exposée surtout dans le Sermon sur la Montagne ; et le fait est, du moins, que toute son œuvre peut être considérée comme le commentaire poétique du programme moral que nous offrirait le Sermon sur la Montagne, si on le détachait du reste des Saintes Écritures. Dickens n’a pas été seulement le précurseur et le maître de Dostoïevsky, du comte Tolstoï, de tous les romanciers chrétiens de la seconde moitié du XIXe siècle : il les a tous dépassés par la hardiesse et l’intransigeance de son évangélisme ; et l’on comprend que le comte Tolstoï, dans son mémorable pamphlet sur l’art, ait placé toute l’œuvre de Dickens au premier rang des modèles de « l’art véritable, » tandis qu’il condamnait ses propres œuvres comme n’étant que de « faux art. » À un plus haut degré encore que l’œuvre du comte Tolstoï, celle de Dickens est animée de ce que nous appelons aujourd’hui l’esprit tolstoïen. Elle nous enseigne infatigablement que le savoir est inutile[1], que toute richesse est mauvaise en soi, que le royaume des deux ne s’ouvre qu’aux simples de cœur et aux pauvres d’esprit. Elle nous apprend à détester non seulement l’égoïsme, mais jusqu’à cette honnêteté bourgeoise qui se satisfait d’une foi tiède et d’une vertu médiocre. Bien avant Résurrection, Bleak House interprète dans le sens le plus radical la parole divine : « Tu ne jugeras pas ! » Martin Chuzzlewit, Dombey et Fils, Les Temps difficiles, — pour ne prendre que ces trois exemples, — sont d’ardens réquisitoires contre la bassesse et l’hypocrisie de notre vie sociale d’à présent. Et jamais peut-être

  1. Dickens nous dit bien, dans son Cantique de Noël, que « l’ignorance et la misère sont les deux plus affreux des enfans de notre humanité : » mais « l’ignorance » qu’il condamne n’est pas celle de l’esprit, et l’on sait que, d’une façon générale, les ignorans ont dans ses récits un plus beau rôle que les professeurs.