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étranger, au lieu de l’ami que je m’attendais à retrouver. Et c’est là une impression que ressentiront comme moi, je le crains, tous ceux qui ont subi le charme bienfaisant du génie de Dickens.


Non pas que le Dickens des biographes diffère absolument de celui que nous avons appris à connaître et à aimer dans ses livres. Il possède, en commun avec lui, un don merveilleux d’observation familière ; et chacune de ses lettres à Forster, en particulier, abonde en menues peintures de mœurs et de caractères qui ne seraient point déplacées dans ses plus beaux romans. On comprend que l’homme qui écrivait de telles lettres ait pu, dès qu’il l’a voulu, devenir le plus abondant, le plus varié, le plus attachant de tous les réalistes. Les moindres détails des choses qui l’entouraient revêtaient aussitôt pour lui une signification caractéristique ; il ne pouvait faire une promenade dans les faubourgs de Londres sans en rapporter non seulement des matériaux pour une nouvelle ou un roman futurs, mais toute une série de scènes déjà pleinement organisées dans son imagination, et n’ayant plus ensuite qu’à être rédigées. Je doute qu’il y ait jamais eu un écrivain à qui le monde extérieur ait parlé aussi clairement qu’à celui-là ; et je ne m’étonne pas, après avoir lu ses lettres, qu’il ait su mieux que personne nous faire entendre les mille voix des cloches, des vagues, et du vent. Sans compter que par la spontanéité même de son observation s’explique déjà très suffisamment ce que celle-ci a toujours eu chez lui de joyeux, de spirituel, d’intime à la fois et de communicatif. Son humour, qui plus encore que ses autres qualités lui a valu depuis un demi-siècle l’affection passionnée de ses compatriotes, n’était en fin de compte que la conséquence naturelle de l’intérêt qu’il prenait au spectacle des choses. Au lieu de se surajouter à son observation, comme chez son rival Thackeray et chez la plupart des humoristes anglais, il en découlait directement, ou plutôt faisait corps avec elle, à tel point que les critiques continueront toujours à se demander quelle a été au juste, chez lui, la part du réalisme et celle de la fantaisie. La vérité est que son observation, étant sincère et directe, lui fournissait, par là même, des images qui pour d’autres yeux devaient sembler fantaisistes : car notre vision de l’univers n’est jamais qu’une forme de l’hallucination, et l’on ne saurait exiger que le cerveau d’un grand peintre s’astreignît à la médiocrité de nos perceptions coutumières.

Une traduction française des lettres de Dickens nous offrirait, à ce point de vue, des documens psychologiques fort intéressans : elle nous révélerait à merveille l’origine de l’un des deux élémens