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tandis que Bonaparte, en reprenant à son compte le projet du Directoire, va le transformer et y mettre sa marque.

Nous avons peine à nous représenter aujourd’hui la nuance exacte des sentimens qui accueillirent Bonaparte à son retour en France. Nous sommes tentés de croire que la nation tout entière, dans un élan spontané, dut se précipiter aux pieds de César. Volontiers nous placerions déjà à cette date le mot fameux : « L’Empire est fait ! » Il n’en est rien. C’est un des points que M. Vandal a le mieux mis en lumière. Certes de longs siècles de monarchie avaient façonné le caractère français à accepter le pouvoir d’un seul ; mais aussi, ce souverain personnifiant en lui l’État, on ne s’avisait pas qu’on pût le trouver en dehors d’une famille privilégiée. L’idée césarienne n’existe pas encore chez nous et n’y a pas de sens. Que signifiait donc l’enthousiasme dont on salua celui qui revenait de son glorieux exil oriental ? Qu’était-ce alors que Bonaparte pour l’ensemble de la nation ? Rien qu’un général extraordinaire, celui auquel la victoire avait été le plus constamment fidèle, le seul dont le génie fût assez redoutable pour tenir en respect les prétentions de l’étranger et nous délivrer une fois pour toutes de nos ennemis de l’extérieur. Si puissant est l’instinct de notre nature qui nous porte à interpréter les événemens dans le sens de nos désirs et à colorer l’avenir de la teinte de nos espérances ! Parce que le pays souhaitait ardemment la paix, il s’empressait d’imaginer que le général vainqueur revenait tout exprès pour la lui apporter. Parce que Bonaparte était un grand homme de guerre, il voyait en lui le plus sûr instrument de pacification. Cette association d’idées lui paraissait aussi naturelle qu’elle nous paraît aujourd’hui paradoxale : Bonaparte et la paix !

D’ailleurs, la présence même de Bonaparte ne suffit pas à secouer d’une façon décisive et durable l’apathie où s’était si parfaitement endormie l’énergie nationale. On attend sans impatience les événemens. Pendant les journées du 18 et du 19 brumaire, la rue est calme. On assiste sans fièvre à la naissance d’un ordre nouveau : c’est un spectacle qui excite plus de curiosité que d’émoi et amuse la badauderie. L’événement une fois accompli, l’annonce en produit une satisfaction, une détente, mais du reste rien de comparable à cette effervescence, à cette exaltation que nous voudrions nous figurer à distance. Il faudra du temps pour que le Premier Consul communique à la masse son propre élan et fasse affleurer les réserves d’enthousiasme qui étaient en elle à l’état latent.

Un fait non moins curieux, c’est que les politiciens, les hommes