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rétrospectives. D’autres historiens nous assurent que, s’il avait vécu plus longtemps, il eût fait d’admirables choses. Cette théorie n’est justiciable que du spiritisme qui évoque les grands hommes d’Etat et leur fait confesser leurs secrets. La parole est aux guéridons.

De ces vingt années où l’anarchie alterne avec la terreur, deux grands actes survivent parmi tant d’efforts inutiles et de lois mort-nées : l’Union des trois royaumes, alors ébauchée et qui est aujourd’hui un fait accompli ; l’Acte de navigation qui a commencé la fortune commerciale de l’Angleterre. Ces deux idées appartiennent au Long-Parlement ; Cromwell n’a rien à y réclamer.

Je ne sais si j’ai convaincu le lecteur : pour moi, l’examen attentif de la carrière et des facultés de Cromwell ne laisse subsister de lui que cette volonté inflexible qui change de but, de forme et d’instrumens, qui avance, puis recule, et, au fond, ne sait pas ce qu’elle veut, mais qui, pourtant, continue son chemin, sans se laisser entamer, patiente, obstinée, imperturbable comme une force de la nature, essayant, comme elle, de tous les moyens pour s’affirmer et, comme elle, incapable de se décourager ou d’abdiquer. C’est le trait dominant de l’homme ; c’est aussi celui de la race qu’il représente et voilà, sans doute, pourquoi tous les partis, qui devraient le maudire et le mépriser, s’entendent pour le respecter et l’admirer. A ne considérer que les circonstances historiques, Cromwell devrait apparaître aux Anglais à peu près comme nous apparaîtrait un Bonaparte sans idées et sans génie, qui aurait fait, à la fois, le 21 janvier et le 18 Brumaire, décapité la monarchie et jeté le Parlement par les fenêtres. Son nom devrait être en égale exécration aux fanatiques de la prérogative et aux partisans de la liberté. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? Lui pardonne-t-on ses crimes parce qu’il a montré des talens hors ligne, ou parce qu’il a fait, per fas aut nefas, la grandeur de son pays, ou parce qu’il a légué à l’avenir une idée féconde ? Rien de tout cela. Le secret de son prestige est dans ce fait qu’en lui se manifestent pour la première fois dans toute leur énergie les instincts dominateurs du peuple britannique. Il justifiait ces instincts par un argument théologique. L’argument, de nos jours, s’est fait scientifique. « Je suis persuadé, et je crois fermement, disait Cromwell, que l’Angleterre plaît au Seigneur. » Deux cent trente ans plus. tard, l’historien