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un paysan, qui, ayant mal combiné ses commandes, se trouvait avoir ensemble sous son toit tisserands, cordonniers et tailleurs, une dispute s’éleva entre ces honnêtes travailleurs sur le partage de l’unique lit et des locaux disponibles dans la maison envahie. Les maîtres et compagnons passant nécessairement avant les apprentis dans cette répartition, on se prit à contester le titre de compagnon à Pierre Rosegger, parce qu’il l’était devenu par le seul bon plaisir de Natz, sans avoir produit, suivant les règles des corporations, ce travail accompli qui marque la fin du noviciat professionnel, le Lehrstueck. Or, quelques minutes plus tard l’un de ses camarades de travail le découvrait griffonnant dans la grange, et, lui ayant enlevé de force un grimoire suspect, s’empressait d’en donner lecture à la maisonnée. C’était une de ces petites poésies humoristiques en patois styrien qui allaient bientôt fonder au dehors la réputation de leur auteur, et que nous traduisons ici à titre de spécimen des premières inspirations de sa Muse villageoise.

« L’autre jour, j’ai été voir notre curé, et je lui ai demandé : Puis-je aimer cette fille ? — N’essaye pas, sur mon âme, car si tu l’aimes, tu iras en enfer.

Plein de désir, je me suis adressé à ma mère : — Puis-je aimer cette fille ? — Oh ! mon cher trésor, c’est encore trop tôt : dans quinze ans peut-être, mon garçon.

Dans un grand embarras, j’ai supplié mon père : — Puis-je aimer cette fille ? — Mille tonnerres ! cria-t-il en sa colère, si tu veux goûter mon bâton, tu peux essayer.

Que faire donc ? Je suis allé vers le Seigneur Dieu : — Puis-je aimer cette fillette ? — Mais oui, sans doute, a-t-il dit en riant, j’ai fait la fillette précisément pour un garçon. »

Cette lecture suscita quelques hochemens de tête, et son vieux maître lui conseilla de déchirer la page, mais il se réserva d’abord le droit de la copier pour son usage, s’il faut en croire son malin disciple. Et, le soir, sur la paille où ils couchaient de compagnie, un jeune cordonnier pénétré d’admiration protesta auprès de Pierre que cette chansonnette était bien, dans un autre ordre d’idées, le chef-d’œuvre qu’il avait négligé d’accomplir dans l’art du tailleur. En littérature tout au moins, et sans contestation possible, il était passé « compagnon. »

On le voit, au milieu de circonstances extérieures si défavorables, la vocation d’écrivain s’affirmait chaque jour davantage