Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avait pas encore de si doux trophées à afficher au grand jour, et c’était pour lui une mortification d’amour-propre ajoutée aux angoisses de cette heure décisive. Or, après le léger repas pris en commun par les conscrits à l’auberge du hameau natal, avant le départ du groupe bruyant, sinon joyeux, vers le village de Krieglach, il eut la surprise de retrouver son chapeau fleuri d’un magnifique bouquet, noué par des rubans rouges et blancs. Ses camarades furent émerveillés, et lui-même se sentit tout réconforté par le mystère séduisant de cette aventure. Or, le soir, au retour de cette expédition lointaine, il apprit, au milieu de tendres taquineries familiales, qu’il devait à sa mère le présent dont l’éclat l’avait fait confiant et crâne pour un jour.

Cette humble femme mourut si pauvre qu’on se vit au moment de l’ensevelir sans pouvoir placer sur son cercueil la blanche draperie de lin qui, confiée à la terre, sera portée à l’heure de la résurrection par les élus comme un manteau d’innocence et comme une parure insigne sur leurs modestes vêtemens de travail. Cette angoisse fut épargnée néanmoins à ceux qui la pleuraient, et il est permis de dire que, dès aujourd’hui, elle revit parée d’une douce et candide lumière, dans l’œuvre et dans le renom de ce fils sur lequel elle continue sans doute de veiller en retour, comme elle le lui promettait jadis.

Pierre Rosegger fut le premier-né de ce couple patriarcal, mais la famille s’augmenta rapidement, et l’enfant grandit au milieu d’un cercle animé de frères et de sœurs cadettes. — Il demeura délicat de complexion et resta toujours, aux yeux de son entourage paysan, différent du type habituel. Il est « un autre, » disait-on pour exprimer, par un germanisme difficile à traduire, un sentiment confus de surprise en présence d’une organisation intellectuelle plus affinée, d’un système nerveux plus impressionnable que ceux du commun : et, constatant dès lors chez l’enfant cette faculté d’émotion vague et profonde qui mêle « l’amertume à le douceur, » ainsi que Renan l’observait déjà chez les Celtes de Bretagne, sa mère la caractérisait par un mot pittoresque en disant : « Ce petit a le rire et les larmes dans la même sacoche. » — Toutefois, le gamin précoce risquait fort de demeurer à jamais un illettré, car il n’existait pas d’école à Alpel, et ses parens avaient bien d’autres soucis que ceux de son éducation. Une circonstance imprévue lui fournit les premiers élémens de la culture : au cours des événemens de 1848, un maître