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la culotte de peau est le vêtement national du Styrien. Bien d’autres trésors s’y rencontrent encore, et, pour qui sait voir, le Feldkasten est un symbole fort net de la tendance à la fois individualiste et conservatrice du paysan agriculteur. Son existence se suffit à elle-même : si un cataclysme soudain venait à couper toute communication entre la gorge alpestre et le vaste monde, on n’en continuerait pas moins, à l’ombre du Feldkasten, le cours de la vie quotidienne. Du sel, quelques outils de fer, le commerce national ne fournissait pas autre chose à la ferme jusqu’à ces dernières années, et trente florins par an soldaient toutes les opérations financières d’une famille agricole.

Encore peignons-nous en ce moment les existences larges et favorisées, celles qu’on admire et qu’on envie dans ce petit monde fermé, car l’on trouverait plus haut, dans l’épaisseur des forêts sans limites, les huttes vraiment sauvages des charbonniers, des chercheurs de racines médicinales, des chasseurs d’œufs de fourmis destinés aux oiseaux captifs des villes lointaines ; puis des fabricans de térébenthine, ce remède universel le la pharmacie paysanne : des braconniers, enfin, ces outlaws qui vivent en état d’hostilité latente avec les gardes forestiers de la région, et qui, comme les Indiens du Nouveau Monde, sont toujours sur le sentier de la guerre. Dans ces véritables tanières, où grouille souvent une famille nombreuse, l’éclairage se réduit parfois le soir à la lueur de quelques vers luisans enfermés dans une bouteille, tandis que le gibier volé est mangé cru, ou tout au plus bouilli dans un lambeau de peau fraîche. Plus avant encore dans la montagne, on trouvait enfin jadis le révolté en guerre ouverte avec les lois, le brigand rejeté de la société des hommes, qui, les armes ou les munitions venant à lui manquer, vivait de cadavres comme les hyènes, ou du lait bu le soir aux mamelles des vaches disséminées sur l’Alpe verdoyante. L’on peut descendre ainsi, sur cette échelle de dénuemens croissans, tous les degrés qui séparent l’homme de la bête.

Toutefois, l’individualisme développé dans ces esprits simples par d’aussi âpres conditions d’existence n’exclut pas le sentiment d’une certaine solidarité qui s’impose au moins dans les cas de force majeure, en face d’une nature marâtre dont les convulsions grandioses entretiennent sans cesse au cœur de l’homme le sentiment de son infirmité. A l’occasion, on voit donc régner une sorte de communisme impérieux, auquel