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et cordon rouge par Monsieur, frère du Roi, le fils du meunier de Kerléano trouvait que la vie était bonne et que la paix avait ses charmes. Dans son lodging de Broad-Street, n° 5, il préférait, aujourd’hui les brouillards de la Tamise aux brumes de la rivière d’Auray ; même, le jovial « Papa » menait la vie joyeuse. Infidèle à la petite Lucrèce Mercier, sa compagne aux heures dangereuses, l’« homme de granit » venait d’installer dans son home une vertu moins farouche, l’une de ces demoiselles qu’on ramassait dans les bagnos. L’ami Prigent suivait ce chaste exemple. Las de courir la brande, et installé près du camarade, il entretenait aussi une nymph of the pavement, sa beauté du trottoir… Les autres chouans terrés dans Londres se tenaient également tranquilles. Leur seule conspiration était de se réunir chez un coiffeur de Piccadilly pour y vitupérer contre le « Corse, » le « petit Caporal. » Ce perruquier et ses merlans, zélés mouchards, dénonçaient, il est vrai, un certain Picot, comme dangereux et capable des plus infâmes desseins ; or, le Picot appartenait lui-même à la police. Tout était donc, à Londres, accalmie et repos… Mais Fouché ne voulait, pour l’instant, paraître aussi bien renseigné ; il avait besoin d’un complot royaliste.

Drame ou comédie, l’action semblait s’être engagée à Rennes ; dès lors, il s’agissait d’endoctriner le préfet d’Ille-et-Vilaine… Oh ! celui-là, Fouché espérait bien en faire sa dupe, et le berner tout à son aise :… une belle âme, un Monsieur de 89, l’avocat Joseph Mounier, jadis président de l’Assemblée nationale, l’un de ces utopistes férus des théories anglaises, — « les libertés publiques, la dignité humaine, les droits du citoyen ; » — bref un philosopheur ingénu, un fayettiste ! Fouché le montagnard en avait tant connu, poursuivi, mitraillé, de ces naïfs ! Le songe-creux, grand homme de la Constituante, ne saurait, pensait-il, donner la moindre tablature !… Dûment stylé par son ministre, Desmarets écrivit sur l’heure une longue missive à ce préfet. Il lui révélait l’existence du complot et en racontait savamment la genèse… Un nouvel exploit des « brigands !… » Rien ne manquait à l’ingénieuse histoire : pamphlets écrits par Georges et imprimés à Londres, chaloupe anglaise les jetant à la côte, chouans embusqués pour recueillir l’envoi et le porter aux Messageries. Des argumens psychologiques étayaient pesamment l’édifice de mensonges :… « En lisant avec attention ces pièces, on voit qu’il y manque des choses que n’auraient pas manqué