Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les « naïades plaintives » de Saint-Cloud et les « vieux sylvains » de Bondy. Seul, le ministre de la Police avait l’autorité légale pour correspondre avec les préfets et leur tracer des règles de conduite. Recouvrant son terrain de bataille, Fouché se retrouvait soi-même. En peu d’instans, il eut dressé un plan de campagne : négliger Dubois, et, en dépit de Bonaparte, évoquer l’affaire, et l’instruire.

Tout d’abord, il fit appeler son fidèle Desmarets.

Fils d’un petit marchand de Compiègno, Pierre-Marie Desmarets était un ancien prêtre, jadis curé constitutionnel de Longueil, au diocèse de Beauvais. Un jureur, un voltairien, surtout. Dans ce clergé bizarre, façonné par Camus, se rencontraient de fort honnêtes gens, fervens chrétiens, jansénistes austères ; mais l’abbé Desmarets n’était point de ceux-là. Aussi, en 1792, dépouillant la soutane, et guéri des vaines superstitions, était-il devenu « riz-pain-sel, » c’est-à-dire commis dans les subsistances. Métier meilleur, assurément, que celui de « curé patriote, » — et durant nombre d’années, jacobin farouche, bien que poète égrillard, il avait grappillé dans les vivres militaires. Hélas ! sans grand profit, sans même devenir la monnaie d’un Ouvrard ! De la malchance, en dépit de ses habiletés, voire de son mariage ! — car il s’était marié, le jureur philosophe, marié ingénieusement à une bourgeoise royaliste… Mais enfin, aux temps du Directoire, la cruauté du sort s’était calmée. Certain jour, Desmarets avait rencontré, dans un tripot financier de la rue Taranne, un autre manieur d’argent, l’associé de la compagnie Ouen, le citoyen Joseph Fouché. Les deux hommes, — l’oratorien sans robe, et le curé sans calotte, — s’étaient appréciés aussitôt, et aussitôt convenus. A peine en possession de la Police, Fouché avait donc choisi le matois compère pour en faire un autre soi-même. Chef de la division des affaires secrètes, l’ex-desservant de Longueil était, en 1802, un personnage considérable. Dans les bureaux de la rue des Saints-Pères, on le redoutait, à l’égal du ministre. Pas très méchant, mais retors, fouilleur de vies privées, doué surtout d’une étonnante mémoire, il connaissait à fond les mille secrets de ses contemporains. Il avait aussi cette triste notion de l’âme humaine qu’un prêtre acquiert dans le confessionnal. Aujourd’hui, dévot à Bonaparte, qui le méprisait et ne s’en cachait guère, Desmarets ne ressentait plus de périlleuses tendresses pour les