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par surcroît la fille de Lisette, une jouvencelle qu’il devait épouser plus tard, barbon de cinquante ans. Un de ses contemporains, — son successeur, il est vrai, — l’austère, sévère et doctrinaire Etienne-Denis Pasquier, nous a laissé un croquis égrillard de ce ménage à trois personnes. Même, le futur chancelier, ce rigoriste à la simarre toujours collet-monté, s’égaie à ce propos, et nous raconte comment Dubois pratiquait une « amitié » en double. Pour subvenir aux frais des jeunes et des vieilles toilettes, il rançonnait les filles publiques, et l’argent des dispensaires se transformait ainsi en robes, chapeaux ou turbans de la bonne faiseuse… Tant d’ignobles tripotages causaient parfois de gros scandales, et pourtant Bonaparte, si dur aux prévaricateurs, laissait en place l’éhonté fonctionnaire. En son cruel mépris des hommes, il exigeait de sa police moins de morale que d’habileté, et Dubois paraissait habile. Toutes les flagorneries que susurraient ces lèvres si peu franches semblaient être au Consul des mots de dévouement ; la souplesse d’une pareille échine plaisait à sa superbe… Et puis il employait Dubois à surveiller Fouché.

Depuis quelque temps, une sournoise rivalité animait l’un contre l’autre les deux chefs de la police. Ils se détestaient, travaillaient à se desservir, et, en 1802, déjà leur haine avait jeté le masque. Le préfet jalousait son ministre, et le ministre accablait cet envieux sous les dédains et les humiliations. Toutefois, la partie engagée se jouait trop inégale, car c’était le combat d’une astuce sans génie contre le génie même de l’astuce… Pâles, maigres, secs tous les deux, et tous les deux retors, madrés, dépourvus de scrupules, ils se ressemblaient en apparence ; mais leur dépravation morale différait étrangement. Fouché voyait dans sa police un art des plus subtils, et la traitait en remarquable artiste ; Dubois, moins délicat, n’exerçait qu’un lucratif métier. Adroit, délié, fort laborieux sans doute, le préfet n’avait ni l’esprit de haute perversité, ni surtout les surprenantes hardiesses de son rival. Ici, un homme d’Etat, et là, un simple fonctionnaire. Chez l’un, la religion du mal érigeant le mal en système ; chez l’autre, une vulgaire ignorance du bien que n’éclairait aucune conscience. L’ambition de la toute-puissance et l’appétit des richesses emplissaient lame d’un Fouché ; le souci de l’avancement et le désir des sordides profits travaillaient seuls le cœur d’un Dubois ; Fouché haussait jusqu’au grandiose