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Et voilà que nous retrouvons, — à propos d’un repas, comme dans la Belle Hélène, — l’antithèse, ou le paradoxe poético-musical qui faisait la joie d’Offenbach. Auber y prend un plaisir non moins vif, un peu plus relevé seulement. Pour le soutenir, il prodigue, il gaspille en mélodies, en rythmes, en sonorités d’une précision grêle et d’une sécheresse élégante, cet esprit français dont on a très bien dit un jour, et justement à propos d’Auber : « Il sait, à force de bon sens et de bonne grâce, donner à l’idéal lui-même une signification pratique et nette, à la pensée poétique un tour délicatement familier[1]. » Aussi bien le maître du Domino noir et même de la Muette ne prétendait pas davantage. On rapporte qu’après les journées de Février, Ledru-Rollin, alors ministre, recevant le directeur du Conservatoire, lui rappela le succès de la Muette : « Monsieur Auber, lui dit-il, vous ne pensiez écrire qu’un chef-œuvre et vous avez fait une révolution : 1830 et ses trois immortelles journées. — Monsieur le ministre, répondit Auber, je ne voudrais pas vous ôter une illusion qui m’est si favorable ; mais permettez-moi d’avoir moins d’orgueil pour mon enfant et de penser que, si l’Opéra avait donné ce soir-là Blaise et Babet, la révolution aurait eu lieu tout de même. »

Ne croyons pas à la musique d’Auber plus qu’Auber le premier n’y croyait : elle n’était pour lui qu’un jeu. Sans doute, mais un jeu spirituel, et dont certaine musique aujourd’hui, qui s’efforce et se travaille, a de quoi raviver en nous le goût et le regret.

N’est-ce pas encore un jeu, mais grandiose et comme divin, tant il a d’éclat et de puissance, que certaine musique de Rossini ? Je sais dans Otello, jusque dans Guillaume Tell, des pages qui devraient être sérieuses, terribles même, où l’esprit affleure, où pointe et perce l’ironie. Les soldats de Gessler ont enchaîné Guillaume condamné à périr, et sur ces paroles : Ah ! c’est sa mort qu’on prépare, indéfiniment répétées par Mathilde, puis reprises en chœur, le plus aimable des finales se déroule. Sur quel thème encore se prépare et s’accomplit, ou peu s’en faut, une autre mort, celle de Desdemona ? Sur le thème railleur, sinon goguenard, de l’air de la Calomnie, lequel fournit ainsi l’épisode le plus pathétique, ou soi-disant tel, du dernier duo d’Otello. Faut-il penser que Rossini, voulant représenter un effet tragique de la calomnie, ne trouva rien de mieux que

  1. Vicomte H. Delaborde (Éloge d’Auber).