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même influente à Rennes. Leur père, un habile médecin du quartier Saint-Sauveur, « maître en chirurgie, professeur et démonstrateur aux Ecoles, » avait jadis porté la robe ; il était mort aujourd’hui, et la gouverne de la maison appartenait à sa veuve, la citoyenne Jeanne-Françoise, née demoiselle Beauvais. Agée déjà, bientôt septuagénaire, c’était une respectable dame, un peu sèche, assez roche, économe, voire parcimonieuse, mais d’un caractère énergique. Volontiers, je me la représente, en son logis, rue de la Raison, vivotant comme on vivait à cette époque, vêtue de noir, poudrée à frimas, vaquant aux soins de son ménage, harcelant ses servantes : « Yvonne de-ci, Corentine de-là, » coupant les liards en quatre, amassant pour les siens, pensant » toujours à ses enfans dispersés, et leur adressant par les Messageries de bonnes friandises bretonnes : la poularde de Janzé ou le beurre de La Prévalaye… Elle avait dix garçons (en ces jours lointains, la bourgeoisie française était prolifique) et tous avaient porté ou portaient l’épaulette. La bonne dame se montrait fière d’une telle lignée de braves ; elle parlait avec orgueil de ses fils, et, jacobins ou royalistes, on vénérait cette autre Cornélie. Mais, bien que séparée de ses nombreux garçons, elle ne vivait pas solitaire. L’aîné de sa famille, ingénieur à Nantes, lui rendait de fréquentes visites ; Auguste, le capitaine, tenait garnison à Rennes, et près d’elle grandissait une jeune fille, Mlle Marie-Anne, que ses frères nommaient familièrement « Minon… » Une gracieuse petite personne, la citoyenne Minon ! Ses lettres (la police en a fait la rafle et ne les a jamais restituées) nous révèlent un cœur ingénu, délicat, sentimental, quelque peu romanesque. Le style en est charmant dans sa forme maniérée, et en dépit de son orthographe ; mais, vraiment, quelle femme de France possédait, en l’an X, tous les arcanes de l’orthographe ?… Auguste Rapatel était pour la jeune fille un frère préféré. Or, il se trouvait de passage à Paris, et très souvent « sa Minon » lui écrivait. Mentor n’aurait pas mieux morigéné Télémaque. Elle lui prodiguait les conseils, faisait de la morale, prêchait la sagesse, s’efforçait de prémunir le chasseur à cheval contre les séductions parisiennes… Hélas ! la pauvre fille ne se doutait pas que ce frère tant choyé subissait alors un de ces charmes qui trop souvent font délirer un homme et mettent en péril son honneur.

Depuis plusieurs mois, en effet, l’aide de camp du général