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villageois qui avaient aidé à la vendange y avaient été invités ; amis et parens, jeunes personnes et jeunes hommes, le Journal énumère plus de vingt convives ; et pendant toute la journée, sur la pente de ces rians coteaux, dans l’éparpillement de la récolte, Ursule et Henri ont eu toute liberté de se parler. Ce qu’ils se sont dit, ils ne l’ont répété à personne ; mais, le samedi déjà, Ursule était fiancée à un autre. Dans les yeux de Meister, évidemment, elle avait lu la froideur, et son parti fut pris lestement. Elle faisait d’ailleurs un bon choix.

Pendant les mois qui suivirent, on la voit revenir au presbytère, tantôt avec son fiancé, quelquefois seule. En plein hiver, elle faisait deux lieues à pied pour rendre visite à son amie, à la sœur de notre Henri. Si Moultou ne s’est pas abusé sur les sentimens d’Ursule, que penserons-nous ? Elle avait aimé ; n’aimait-elle pas encore, et ne regrettait-elle pas de s’être trop pressée ?

Quoi qu’il en soit, d’autres soucis agitaient le père et le fils. Henri Meister avait vu les philosophes français, et lu leurs livres ; beaucoup de leurs idées étaient devenues les siennes ; il songeait en conséquence à renoncer au saint ministère ; son ami Moultou, qui allait prendre le même parti, l’y encourageait. Le vieux pasteur fut désolé quand son fils lui en parla ; et, comme celui-ci était très attaché à son père, il ne s’obstina pas dans un projet qu’il n’avait pas encore mûri.

En 1766, au moment de partir pour Paris, il avait publié à Zurich un petit recueil de ses premiers sermons (en allemand). De retour en Suisse, il fut appelé de nouveau à monter en chaire, à la campagne et à la ville, et il prêcha avec succès : son père était édifié ; quelques rivaux étaient jaloux. Il avait un talent précoce, la parole et la plume faciles.

On ne sait s’il avait rapporté de Paris ou si c’est dans son séjour à Kusnach qu’il rédigea un petit écrit : De l’origine, dus principes religieux, qu’il fit imprimer clandestinement en 1768, et qui ne fut d’abord communiqué qu’à quelques amis : essai juvénile, où Meister s’était attaché à établir que les idées religieuses ont une source humaine et naturelle, et que « la fourberie des prêtres de tous les siècles » y a mêlé bien des erreurs. « Ce joli ouvrage, écrivait Diderot à Grimm, est écrit avec tant de naturel et de douceur, qu’on serait tenté de le prendre pour l’ouvrage d’une femme, s’il était moins serré, ou s’il supposait moins de connaissances. » — Voilà ce qu’on en pensait à Paris ;