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Il y était arrivé le 11 octobre 1767, et, dix jours après, nous lisons dans le Journal de son père : « Conversation très affectueuse ; vues matrimoniales pour mon fils. » Sur qui se dirigeaient ces vues paternelles ? Bien que la plume du vieux pasteur n’ait pas tracé le nom de la jeune fille, nous ne sommes point embarrassés pour la désigner. Henri Meister avait des sœurs, et ces sœurs des amies, parmi lesquelles nous distinguons Mlle Ursule Schulthess. Déjà longtemps auparavant, quand Henri n’avait que seize ans et elle douze, elle venait souvent en visite au presbytère de Kusnach, et s’asseyait à la table de famille. En ces rencontres amicales, qui s’étaient renouvelées pendant bien des saisons, l’attrait mutuel de deux jeunes cœurs avait trouvé l’occasion de se manifester. Dans une de ses nouvelles (Aline), Meister a esquissé les souvenirs idylliques qu’il avait gardés de ces temps d’adolescence, de l’éveil de ses sentimens, des premiers regards et des premiers baisers. Mais son voyage à Paris l’avait désorienté ; et, quand il revint au village, il n’était plus le même, tandis qu’Ursule n’avait pas changé. Elle fut piquée de son indifférence, précisément parce qu’elle ne la partageait pas. Un peu plus tard, en effet, quand elle fut mariée à un autre, au « tribun » Burkli, Moultou écrivait à Meister : « Mme Burkli est charmante, pleine de douceur, de grâce et d’ingénuité. Ou je me trompe fort, ou elle a eu, et a encore, plus que de l’amitié pour vous. »

Quand on sait que vieillie, devenue veuve, Ursule a vu Meister, qui avait dépassé la soixantaine, lui demander sa main et l’obtenir, et qu’alors ils vécurent heureux pendant un temps encore très long, on regrette ce dépit d’un jour qui les sépara quarante ans ; on voudrait qu’ils se fussent unis au vrai moment, quand ils étaient tous deux dans la fleur de la jeunesse. Que se passa-t-il dans ces instans rapides, qui décidèrent de toute leur vie ? Le Journal du vieux pasteur nous permet de le voir, au moins par échappées. Il mentionne Ursule, et ses sœurs et ses frères, chaque fois que ces amis de la famille se présentaient au presbytère. Le jour décisif fut le mercredi 28 octobre ; c’était un jour de vendange, un jour de fête :


L’automne laissait choir sa dernière corbeille.


Henri était allé à la rencontre de la jeune fille, et, le soir, il y eut une affluence inaccoutumée à la table de famille : les