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par bien des raisons. Le séjour de la campagne pouvait être désirable pour le jeune Auguste de Vermenoux ; la santé de sa mère nécessitait des cures d’eaux, des déplacemens, qui devenaient plus faciles si son fils était établi au loin. Mais nous avons trouvé dans les papiers de Meister une feuille détachée, de date incertaine ; nous croyons que sa place chronologique est ici :


« J’avais osé lui dire, je ne sais plus sous quel voile, de combien de feux mon cœur brûlait pour elle. Tout aveugle qu’était ma jeune inexpérience, elle surprit dans les yeux de Germaine (c’est le prénom de madame de Vermenoux, celui qu’elle a donné à sa filleule, madame de Staël) la douce émotion que lui faisait éprouver l’ivresse des premiers transports d’une âme simple et neuve. Au doux regard qu’elle laissa tomber sur moi, j’osai me précipiter à ses pieds ; elle me permit de presser mes lèvres sur les siennes, et d’y recueillir une feuille de rose. Ce fut, ce jour-là, ma seule conquête. Obligé de m’éloigner presque au même instant… »


M. d’Haussonville a spirituellement raconté ici même, il y a vingt ans, comment cet amour, qui a commencé par une feuille de rose, a fini par une boîte de fer-blanc[1]. Mais ne peut-on pas imaginer qu’après cet incident, Mme de Vermenoux a senti que le pas était glissant, et que si elle ne rompait pas avec Meister, le plus sage était de l’éloigner ? Elle avait écrit au vieux pasteur : « Votre fils élèvera le mien, et je me charge de l’éducation du vôtre. » Elle avait assumé le rôle de Mentor, et elle se laissait aller à jouer celui d’Eucharis ; elle ne pouvait mieux faire que d’envoyer son Télémaque se promener sur les bords du lac de Zurich.

  1. Mme de Vermenoux, qui mourut le 27 décembre 1783, dans la ville de Montpellier, avait légué son cœur à Meister, en lui faisant jurer qu’il ordonnerait par son testament que ce cœur fût un jour enseveli avec lui dans le même cercueil.
    Quand Meister fut décédé, en 1826, et qu’on eut ouvert son testament, sa veuve et ses autres hoirs, pour obéir à ses dernières volontés, se mirent en quête de ce cœur de Mme de Vermenoux. On ne sut pas d’abord ce qu’il était devenu. Mais un vieux serviteur du défunt, Johann Schaeppi, se rappela une petite boite en fer-blanc, que son maître emportait religieusement avec lui dans ses voyages ; elle avait été reléguée au grenier ; on la retrouva, on l’ouvrit : elle contenait un cœur en effet. On le plaça en conséquence à côté du cadavre, et on l’enterra avec lui dans le cimetière de Zurich.