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tisme. Il avait même fini par prendre un certain goût à la politique, et savait gré au prince de Bismarck de ses efforts pour maintenir la grandeur allemande Ainsi Nietzsche, après avoir été d’abord en deçà de lui, l’avait ensuite dépassé ; et cet épisode pourrait servir à symboliser, en quelque sorte, le caractère particulier de leurs relations.

Avec un esprit plus mûr que celui de son ami, Rohde avait en même temps une curiosité plus étendue, une observation plus juste, un sens plus profond de la réalité. Nietzsche avait sur lui l’avantage d’avoir reçu une éducation musicale : ce fut lui, notamment, qui révéla à son ami l’œuvre de Wagner, et Rohde devait garder toute sa vie le souvenir de la façon dont il l’avait entendu déchiffrer la partition des Maîtres Chanteurs. Mais je ne serais pas étonné que, avec tout cela, Rohde eût senti plus profondément que son ami la beauté de la musique, ou, en tout cas, qu’il eût, par nature, éprouvé plus profondément le besoin de l’émotion musicale, « Ah ! la musique ! — écrivait-il plus tard dans son journal, — c’est à elle que je dois certainement tout ce qu’il y a de poésie dans mon être intime ! Rappelle-toi, mon âme, l’enivrement bienheureux où tu étais plongée, pendant que, dans mon enfance, ma mère chantait toute sorte de lieds qui jamais depuis lors ne sont sortis de moi ! Pense au jardin enchanté où tu étais transportée, pendant que, au printemps de 1870, Nietzsche te jouait le preislied des Maîtres Chanteurs ! Ce sont là les meilleurs momens de toute ma vie. » Et le fait est qu’à chaque page, dans ce journal intime, nous trouvons des réflexions sur la musique, toujours fines et pénétrantes, attestant le rôle qu’a dû jouer cet art dans la vie intime du jeune savant. « Il y a eu bien des peintres qui n’étaient que des fabricans de tableaux, affectant une piété qu’ils n’éprouvaient pas, — écrit-il en 1874 ; — mais combien davantage il y a de ces fabricans en musique ! Est-ce que Mendelssohn, par exemple, en composant son ouverture de Buy Blas, que je viens d’entendre, a pensé quelque chose, senti quelque chose ? Et quel supplice pour l’auditeur, qui, le plus honnêtement du monde, s’ingénie à découvrir l’émotion contenue dans une œuvre où l’auteur ne s’est jamais soucié d’en exprimer aucune ! » Dans un autre endroit, il se demande si la musique peut avoir une portée morale « C’est par pure illusion que de grands musiciens comme Wagner s’imaginent pouvoir dégager de la musique une émotion morale, et fonder sur cet art une sorte de religion. Que la musique évoque et produise des émotions, oui certes ! Mais ce ne sont que des émotions de plaisir ou de peine, qui n’atteignent pas le domaine de la moralité. Le moral