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des âmes populaires me paraît à la fois inutile et dangereux. Inutile, parce que ces âmes ont besoin, pour vivre, de fables d’enfans ; dangereux, parce que l’humanité a besoin d’une bonne chaîne bien forte pour la retenir dans sa voie.

Peut-être n’y a-t-il point, pour une race, de moment aussi funeste que celui où elle devient incapable de croire. Seule l’autorité peut sauver d’un retour à la barbarie les bêtes, péniblement apprivoisées, que nous sommes. Et nous voici parvenus à un de ces momens : puisse la destinée nous en épargner les suites !

C’est seulement à une étape moyenne de l’émancipation intellectuelle que l’on est tenté de mépriser les religions : à mesure que l’émancipation se poursuit, on se convainc plus profondément de l’impossibilité de rien connaître ; et la religion y prend une force nouvelle.

L’objet de la foi perdrait aussitôt tout son prix pour le croyant si cet objet devenait absolument certain, capable d’être reconnu et démontré. L’essence de toute religion est le mystère.

La philosophie ne me paraît nullement avoir pour tâche de venir en aide à la religion. Ce sont et doivent toujours rester deux domaines séparés.

Un des thèmes où insiste le plus volontiers Erwin Rohde, dans ses aphorismes, est le retour, de plus en plus marqué, de ce qu’on est convenu d’appeler « la cialisation moderne » à la barbarie. « Je ne crois pas, dit-il, que l’âge d’or, le paradis, aient eu lieu au début de notre histoire humaine, comme l’ont pensé cependant les plus profonds des penseurs grecs ; mais certes plus grande encore est l’erreur de nos sages d’à présent, qui placent l’âge d’or à la fin de cette histoire. Ces messieurs ne voient pas que ce qu’ils appellent le progrès n’est jamais qu’une transformation insignifiante des circonstances extérieures de la vie ; et chaque pas nouveau que nous faisons vers le désordre intellectuel et moral leur apparaît une « conquête » de la civilisation… Que l’on considère les admirables exploits d’émancipation intellectuelle qui se sont accomplis dans les dernières années du XVIIIe siècle, par Winckelmann en matière d’art, par Rousseau en matière de morale, par Kant en matière de philosophie ; qu’on y ajoute la somme de création positive produite par Goethe, par Mozart et Beethoven : on a l’impression qu’une vie nouvelle s’est ouverte alors pour l’humanité. Et d’autant plus douloureusement on est surpris de constater que, au lieu de cette vie nouvelle, l’esprit humain s’est plutôt assoupi que réveillé, depuis un siècle. Nous étions à l’aube d’un monde nouveau, qui semblait devoir égaler l’ancien monde grec ; mais une méchante pluie est tombée qui a tout détruit. Ces héros ont voulu nous donner une civilisation nouvelle : et nous n’avons rien su en faire qu’une nouvelle politique ! »