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leur réputation à mesure que l’esprit humain a fait des progrès, et ceux trop forts pour le temps où ils ont paru, peu lus, peu entendus, peu goûtés, demeurés longtemps obscurs, jusqu’au moment où un autre siècle leur a rendu justice. » Aurait il considéré que ses contemporains étaient indignes de le comprendre, et n’aurait-il voulu travailler que pour la postérité ? Ce n’est guère probable, et, comme on dit, cela ne ressemble pas à Diderot. Est-ce, au contraire, qu’il n’aurait attaché aucune espèce d’importance à ces écrits, et qu’il y aurait cherché seulement un moyen de se délasser de travaux plus sérieux et de s’égayer ? C’est le parti auquel s’arrêtent généralement les biographes de Diderot ; mais comment croire qu’il ait fait si bon marché de quelques-uns de ces écrits dont il parlait lui-même avec un enthousiasme ingénu ? Et comment croire qu’une œuvre aussi poussée que le Neveu de Rameau ne soit que l’improvisation d’un auteur qui écrit en se jouant ? Par quelque bout qu’on prenne la question, et qu’on en cherche la solution dans le caractère des écrits de Diderot ou dans les circonstances de sa vie, elle semble, à l’heure qu’il est, sans réponse.

Pour notre part, nous proposerons une hypothèse, qui vaut ce qu’elle vaut. « Depuis l’année 1765, dit Naigeon, jusqu’à l’année 1779, Diderot n’a publié aucun ouvrage, mais son portefeuille s’est considérablement enrichi dans cet intervalle. » Cette année 1765 est celle Où il vend sa bibliothèque ; en joignant aux roubles de Catherine II l’argent que lui a rapporté l’Encyclopédie, et la pension qu’il se fait donner par le prince de Conti, Diderot est assuré de pouvoir vivre dans l’aisance, et il a de quoi doter sa fille. La publication de l’Encyclopédie touche à sa fin, la bataille est gagnée, l’affaire est faite. Or Diderot a mené jusqu’alors l’existence d’un bourgeois laborieux et besogneux. Du bourgeois il a toutes les qualités et tous les défauts, et il en a encore cette aspiration suprême, celle du fonctionnaire qui a été quarante ans assidu à son bureau, celle de l’homme d’affaires qui, durant toute sa vie, s’est levé à six heures du matin, c’est le désir de s’appartenir, de ne plus dépendre de personne, de suivre sa fantaisie, de jouir de la vie au jour le jour et de prendre le temps comme il vient. C’est précisément le cas pour Diderot. Il est homme d’intérieur, et, comme il l’écrit à sa maîtresse, il aime à flâner chez lui entre sa femme et sa fille. « Je ne fais rien, mais rien du tout… Ce n’est que le soir, quand je me couche, que j’ai la tête remplie des plus beaux projets pour le lendemain. Mais le matin quand je me lève, c’est un dégoût, un engourdissement, une aversion pour l’encre, les plumes et les livres qui marque ou bien de la paresse ou bien de la caducité. J’aime