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on mangeait de la cochonaille, on patoisait, on celtisait, on breyzardait ; on politiquait aussi. Mille anecdotes vantant la bonhomie du « fameux capitaine, » son peu de morgue, ses badineries familières ou grivoises, la simplicité de ses façons et de sa mise, son modeste habit brun, son goût pour la pipe et la bière, le lit de camp où il se plaisait à dormir, se racontaient en la Bretagne émue, et, amplifiées dans les maisons bourgeoises, éveillaient un formidable écho dans les casernes… « Ah, si Moreau voulait ! »

… Oui, « si Moreau voulait ! » un vœu gros de menaces, qu’on murmurait en bien des régimens… Chose étrange : Napoléon Bonaparte qui, dans les mirages du passé, nous apparaît comme le dévot des incessantes batailles, l’homme des guerres sans répit et sans fin, passait en 1802 pour un être pacifique, préférant le repos à l’action, le fonctionnaire à l’officier. Soldats et généraux lui reprochaient de les avoir trompés, en remplaçant par des « bureaucrates » les « avocats » du Directoire. Ce nouveau régime de hauts commis et de méticuleux paperassiers les révoltait : ils avaient espéré un gouvernement du sabre, sans contrôle. L’œuvre politique du Premier Consul, son relèvement moral de la nation, sa paix « sociale, religieuse, continentale, maritime » les trouvaient indifférens ; ils ne comprenaient pas. Non : c’était pour eux la « paix, » un mot qu’abominaient leurs ambitions déçues, leur convoitises inassouvies. Ils se disaient qu’avec ce rigoriste, cet observateur des règlemens, cet éplucheur de comptes, ce fanfaron d’intégrité, l’avancement allait se faire pénible, et le métier des armes devenir un mauvais métier. Ils regrettaient les rapides et stupéfiantes promotions d’autrefois : capitaine en nivôse, divisionnaire en fructidor ! Ils regrettaient aussi les butinantes houssarderies, la guerre enrichissant la guerre, les conquêtes, les dévastations lucratives. Oh, les belles années, celles de la Convention, surtout du Directoire, pour qui voulait oser, pour qui savait agir ! On avait quitté son village, Nicaise en souquenille, et dix-huit mois plus tard, Scipion galonné d’or, on achetait à la République les abjectes dépouilles de l’émigré. On acquérait alors maisons de ville et de campagne ; on les garnissait d’argenterie batave, de mobiliers kaiserlicks, de tableaux cisalpins. C’est que, durant ce temps, on avait affranchi « les peuples ilotes, » et rendu des esclaves à la Nature et à la Liberté. Les Vandamme et les Brune, les