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le Mayençais, transformé en soudard, avait pillé, lui aussi, et lui aussi massacré : cette Chouannerie pourrissait tout ce qui l’avait touchée. En outre, une mesure détestable du Directoire avait accru le désordre moral. Dans les rangs de la demi-brigade on avait déversé les résidus d’un régiment recruté aux Antilles. Il était en partie composé d’hommes de couleur, et ces noirs se comportaient en vrais nègres marrons. Volontiers, ils prenaient le large et s’en allaient fourrager la campagne ; le blanc les imitait : en 1801, la 82e comptait cent cinquante déserteurs.

Elle était mal commandée Pour assagir tant de mauvaises têtes, il aurait fallu l’un de ces « durs à cuire, » de ces glorieux butors qui connaissent à fond toutes les gaietés, toutes les malices, toutes les rubriques de la caserne ; bref un soldat comprenant le soldat et s’en faisant comprendre. Mais le chef de brigade, Armand Pinoteau, ignorait tout cela. Ce Charentais, né à Ruffec, provenait des états-majors, et, bourgeois, fils de procureur, en avait adopté les belles manières. Toujours vêtu à l’ordonnance, et, dès l’aube, rasé de frais, avec ses façons de muscadin à épaulettes, il excitait la verve des loqueteux mal peignés de la 82e. On disait de lui qu’il préférait à une bataille la visite de son coiffeur. Envoyé pour mettre de l’ordre dans un corps en plein désarroi, il paperassait beaucoup trop. Son formalisme administratif irritait les officiers : « Un bureaucrate, le citoyen, un gratte-papier ; pas un franc militaire !… » Et cependant, c’était un brave. Ses états de service relataient cinq campagnes et des blessures ; à trente-trois ans, il était colonel. Instruit, voire lettré, rédigeant d’une plume élégante des rapports excellens, Pinoteau avait dû faire merveille dans les états-majors, en Belgique, en Hollande, en Allemagne. Naguère, adjudant-général aux armées de Sambre-et-Meuse, puis du Rhin, il en connaissait les chefs, — un Jourdan, un Moreau, — fort apprécié lui-même de ces grands hommes de guerre. Les aimant, il les admirait, et croyait partager leur foi politique. Souvent il soupirait sur les misères de l’heure présente, parlait avec tristesse du passé disparu, osait même regretter le défunt Directoire. Oh, la France de fructidor, la République, la Liberté selon Barras — pour lui quel idéal !… Oui, mais songeant aussi à « l’avancement, » Pinoteau n’exprimait ses douleurs qu’avec une sage réserve et des précautions infinies. Ne fallait-il pas devenir général ? Rien n’annonçait donc chez le prudent colonel un sectaire, moins