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feudataires, l’Etrurie, la République italienne, la Ligurienne, la Batave, gravitaient dans l’orbite de « la Grande Nation ; » toute une moitié de l’Italie, la Hollande même, étaient comme soudées aux Gaules reconstruites : la « France continentale. » Et, pour défendre la vastité d’un pareil empire, une armée nombreuse et coutumière de la victoire : 112 demi-brigades d’infanterie de bataille, 31 d’infanterie légère, 25 régimens de grosse cavalerie, 21 de dragons, 25 de chasseurs, 13 de hussards, 14 d’artillerie… Quant aux colonies perdues, le traité d’Amiens les restituait à la France. Elle se retrouvait, au-delà des mers, la même qu’aux jours glorieux des Suffren et des Rochambeau ; elle recouvrait Saint-Domingue et ses autres Antilles, la Guyane, les deux îles sœurs de l’Océan indien, ses vieux comptoirs de l’Indoustan, la Louisiane et les rives du Mississipi jusqu’au lac Michigan. Cent vingt départemens français ! allait pompeusement annoncer l’Almanach National de l’an XI… Nouvel empire d’un autre Charlemagne, — oui, cette République consulaire, la France de Bonaparte, était vraiment très grande. Jamais, en son palais de Versailles, celui que le respect terrifié des rois n’appelait que le Roi — Louis XIV — n’avait osé former un semblable rêve de domination[1]

Et maintenant, après tant de combats, de victoires et de conquêtes, mais aussi de misères, de banqueroutes et de funérailles, c’était enfin la paix… La paix ! « Vive Bonaparte ! le héros pacificateur ! »… Rangés sur son passage, deux cent mille Parisiens acclamaient ; aux fenêtres et aux balcons, les femmes agitaient leurs mouchoirs ; montée sur les toits des maisons, une autre multitude hurlait sa joie. « L’enthousiasme tenait du délire, nous apprend un spectateur, témoin de cette capiteuse ivresse… L’acclamation universelle payait une dette sacrée. » Très calme en apparence, Bonaparte inclinait, par momens, la tête : il était content. Et, aux fracas des salves d’artillerie, sous le sourd grondement du bourdon de Notre-Dame, le cortège s’avançait avec lenteur. Dans les étranglemens de la rue Saint-Honoré, il s’arrêtait à chaque pas. Les gens de police se regardaient alors avec inquiétude. Ils devinaient qu’un pareil triomphe devait exaspérer bien des colères ; un coup d’audace était à craindre : on

  1. Dans sa magistrale étude sur la Paix d’Amiens (Revue des 1er et 15 août, 1er et 15 septembre) M. Albert Sorel a démontré combien elle était décevante et précaire. Mais, en avril 1802, la France entière croyait à sa durée.