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personne un exemplaire aussi complet que possible de l’humanité. L’idée de la culture individuelle comme développement harmonieux de toutes les facultés, cette idée qui joue un si grand rôle dans la vie de Gœthe, faisait déjà partie du programme de la période Sturm-und-Drang. En religion, on combinait Rousseau avec Spinoza. Dieu est tout ; il se révèle dans le cœur de l’homme. « Cœur, amour, Dieu, dit Faust, je n’ai pas de nom pour cela ; le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, qui obscurcit la splendeur du ciel. » Le génie est une émanation de Dieu ; c’est Dieu qui descend, dit Lavater[1]. L’homme de génie participe de la toute-puissance de Dieu, et peut, au besoin, s’opposer à lui. « La volonté des dieux contre la mienne, dit Prométhée, c’est un contre un : il me semble que cela se balance. » Léopold de Stolberg écrit, dans une lettre à Klopstock, de 1776, cette singulière phrase : « Gœthe est une tête de fer, et son opiniâtreté, qu’il soutiendrait, si c’était possible, contre Dieu lui-même, m’a souvent fait trembler pour lui ; c’est une tête de Titan qui s’élève contre Dieu. »

Il est beaucoup question des Titans dans la littérature de cette époque, et les Titanides s’y ajouteront un peu plus tard. « Les plus hardis de cette race, dit Gœthe, Tantale, Ixion, Sisyphe, étaient mes saints. » Un autre demi-dieu, que l’antiquité avait déjà transfiguré, c’était Prométhée ; Gœthe lui consacra un de ses plus beaux fragmens. « J’ajustai à ma taille, dit-il, l’antique robe du Titan, et je composai, sans longues méditations, un morceau qui montrait Prométhée en opposition avec Jupiter et les dieux nouveaux, lorsqu’il forme des hommes de sa propre main, qu’il les anime par la faveur de Minerve et fonde ainsi une troisième dynastie. » Les dieux offrent à Prométhée une place dans l’Olympe ; il refuse, car, sans quitter la terre, il se croit l’égal d’un dieu : « Ô Jupiter, abaisse ton regard sur ma création : elle vit ! Je l’ai formée à mon image, une race semblable à moi, pour souffrir, pour pleurer, pour jouir et se réjouir, et pour te dédaigner comme moi. »

Le Prométhée devait avoir cinq actes ; il s’est arrêté au commencement du troisième. D’autres sujets, comme Mahomet et le Juif errant, qui auraient mérité plus qu’un intérêt passager, et qui rentraient tout à fait dans le caractère de l’époque, ont été

  1. Cinquante-sixième fragment physiognomonique.