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parti en famille, c’était un secret pour tout le monde. Le directeur général des postes qui avait envoyé l’estafette, le marquis de Vaulchier, notre ami, était seul informé du fait.

J’arrivai donc à l’heure marquée dans le cabinet du Moi, qui me reçut avec sa bonté accoutumée : il voulait presque me mettre en fonctions dès l’heure même (sept heures et demie du soir) ; mais je remis au lendemain matin, à l’heure où M. le Duc de Bordeaux venait chez Sa Majesté.

Le lendemain donc, j’étais chez le Roi ; M. le Duc de Bordeaux y vint comme à l’ordinaire, le Roi le remit entre mes mains. Tous les yeux s’ouvraient à mon passage : mes amis se réjouissaient, l’armée me voyait dans ce poste avec grand plaisir.

Avant tout, ce qui distingue M. le Duc de Bordeaux, c’est un cœur tendre, aimant, un esprit élevé qui se remarquait déjà alors : il m’accepta avec confiance et j’ose dire que, dès le premier jour, il me témoigna quelque attachement.

En me confiant M. le Duc de Bordeaux, le Roi, qui comprenait parfaitement ce qu’il y avait de faible dans la composition des personnes qui l’entouraient, le Roi, dis-je, m’en avait prévenu, ajoutant qu’il me laissait le maître de faire ce que je voudrais, et il est clair que si j’avais eu à composer la maison dès le commencement, j’aurais fait tout autrement ; mais ces changemens subits, que font quelquefois des gens fort habiles, ne sont jamais entrés dans ma manière de voir. Pourquoi d’ailleurs humilier et punir des gens fort estimables du tort qui n’était pas de leur fait ? Je me figurai qu’à force de travail et de patience, je finirais par en tirer parti, et que s’il fallait absolument les remplacer, je le ferais petit à petit, non seulement sans blesser leur susceptibilité, mais encore, en leur procurant des équivalens ; il fallait d’ailleurs, avant de me prononcer, que j’eusse vu.

Je laissai donc aller pendant quelque temps, observant l’instruction et l’éducation du prince, sa tenue, ses habitudes, et surtout son caractère. Dès le commencement, je fus mécontent de l’instruction qu’on lui donnait : ce n’était pas qu’il manquât d’occupations, la journée était toute prise ; mais je ne trouvais quelque solidité que dans les leçons de M. Barrande. D’ailleurs la direction générale me déplaisait souverainement, et puis M. le Duc de Bordeaux, avec un cœur d’or et une sensibilité exquise, était extrêmement nerveux. Il me semblait essentiel de nourrir son cœur, d’élever son esprit, mais d’éviter les occupations qui demandent une étude prolongée et fatigante ; il lui fallait beaucoup d’air, beaucoup d’exercice ; on ne devait pas craindre avec lui les notions générales, bien sûr que toute bonne semence était jetée dans un bon fonds.

En droit je ne changeai donc rien ou à peu près rien ; en fait, je multipliais les promenades, les exercices, et je me servais beaucoup de M. Colart, qui savait amuser les enfans en les intéressant. Quant au cœur de M. le Duc de Bordeaux, j’avais soin tous les matins de causer avec lui : nous repassions ensemble la journée précédente, nous en faisions un sérieux examen et aussitôt qu’il sut passablement écrire, il lit devant moi son journal ; je n’étais pas exigeant, j’allongeais la conversation et le journal, ou je raccourcissais, selon que je le voyais bien ou mal disposé. J’ai conservé une partie de ces écrits.