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pas d’occuper une position que l’Italie avait longtemps convoitée et qui lui aurait assuré l’empire de la Méditerranée[1]. Ni la Ville éternelle, ni les côtes africaines n’ont changé de place depuis le temps où le vieux Caton apportait, dans le Sénat, les fruits tout frais des figuiers de Carthage. Que Bizerte, au pouvoir des Italiens, devînt un port et une place de guerre, c’en était assez pour rompre l’équilibre politique dans la mer Intérieure ; la Méditerranée se trouvait coupée par le milieu ; la « troisième Rome » aurait pu dire, comme la première, après la ruine de Carthage : Mare nostrum. L’Angleterre elle-même sentit le péril ; notre Protectorat fut établi en Tunisie, sans que le Cabinet britannique y fit opposition. M. Gladstone, l’Amirauté et l’opinion publique anglaise auraient seulement souhaité que Bizerte restât, entre nos mains, ce qu’elle était sous le gouvernement beylical. Deux jours après la signature du traité de Kassar-Saïd, lord Lyons s’enquérait, auprès de M. Barthélémy Saint-Hilaire, des intentions de la France à ce sujet. Sans engager l’avenir, le ministre des Affaires étrangères rassura l’ambassadeur de la Reine. « Il est possible que nous soyons amenés, lui écrivait-il, à favoriser le développement commercial de ce port et à encourager les tentatives qui seraient faites, dans l’intérêt même de la Régence, pour en améliorer les conditions matérielles. Mais, quelles que soient les entreprises que les sociétés privées veuillent tenter à Bizerte, il n’entre nullement dans nos projets de dépenser aujourd’hui les sommes énormes et de commencer les travaux gigantesques qui seraient nécessaires pour transformer cette position en un port militaire pouvant servir de base à des opérations de guerre maritime. »

Combien de temps durerait le « aujourd’hui » de M. Barthélémy Saint-Hilaire, c’est ce que décideraient les circonstances. Il était sage, en tout cas, de ne pas heurter les susceptibilités des grandes puissances, tant qu’elles n’auraient pas reconnu diplomatiquement le droit qu’avait la France de tirer, de l’exercice du Protectorat, toutes les conséquences avantageuses qu’il comportait légitimement. Lorsqu’en 1886, un clairvoyant ministre de la Marine, l’amiral Aube, proposa, d’accord avec son collègue de la Guerre, le général Boulanger, un plan complet d’aménagement et de défense de Bizerte, son audace alarma le Conseil et son

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1894, l’article de M. Charles Benoist : l’Italie dans la Triple Alliance.