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grande France. Et qui donc songerait à lui en l’aire grief ? Capitale de la Régence, Tunis a trouvé, en restant tunisienne, le meilleur moyen de remplir sa tâche et d’être une bonne Française.

Bizerte, au contraire, est aussi peu tunisienne que possible ; sa physionomie est tout européenne. N’était la ville indigène, qui blottit ses petites maisons aux toits plats au pied du vieux fort espagnol, Bizerte, avec son lac et ses collines plantées de maigres oliviers, rappellerait plutôt quelqu’un de nos bourgs de Provence voisin de l’étang de Berre, qu’un port du Levant. Il n’est pas jusqu’à son climat, plus humide et plus froid, à son ciel plus souvent nuageux, qui ne la distinguent de Tunis. Bizerte est un prolongement de la France, elle est la France même. Sentinelle que la France a placée là pour être la gardienne de son empire africain et pour surveiller les routes de la Méditerranée, elle a conscience de son rôle et elle tient à s’en rendre digne. Avant tout, Bizerte est militaire ; elle appartient à la marine et à l’armée ; les affaires n’y passent qu’au second plan Ici, l’on a l’impression constante d’être en face de l’ennemi ; ici, la guerre, si elle venait à éclater, ne surprendrait personne ; chacun y pense à la guerre possible, que quelques-uns appellent la guerre fatale. On croirait, à voir Bizerte laborieuse et vigilante, que la France lui a confié un secret redoutable : avertie, elle se prépare. La ville naissante n’offre à ses habitans et à ses visiteurs ni la douceur de vivre, ni même le confortable ; elle oublie qu’une partie de ses rues sont encore désertes, que son magnifique port est souvent vide de bateaux, que son arsenal vient de sortir de terre ; le sentiment qu’elle a des avantages de sa situation incomparable lui inspire une foi entière en sa fortune : elle vit de travail et d’espérances. Tunis parfois prend ombrage des ambitions de sa jeune rivale et raille volontiers ses visées grandioses ; Bizerte n’en a cure : elle se complaît dans l’attente de sa gloire future et, à son tour, elle se moque de l’étroit bassin d’une douzaine d’hectares qui sort de port à Tunis et dont l’hélice des paquebots remue la vase ; elle rit du long et maigre boyau qui y conduit lentement les bateaux. Elle ne prétend pas devenir la capitale de la Régence ; elle aspire à un rôle aussi beau, mais différent : devenir un grand port militaire, une citadelle de la « plus grande France. » L’amiral Gervais, l’un des hommes qui ont veillé, avec le plus d’énergique sollicitude,