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longues histoires d’autrefois, ou bien entamer de naïves discussions sur le temps, les récoltes, les mille petits faits de la vie des champs. Les détails les plus vulgaires nous intéressent et nous touchent, mais par leur vérité même, par la joie qu’éprouve l’auteur à nous les décrire : sans nulle trace, jamais, d’embellissement factice, d’apprêt, ni d’exagération. Qu’on lise, par exemple, cette description d’une sortie du bétail, dans une cour de ferme, après la fonte des neiges :


Arriva enfin la matinée du dix mai. Le soleil rayonnait, d’une lumière toute blanche, sur un ciel d’un bleu profond. Sa lumière se mélangeait avec l’humidité s’élevant du sol, pour produire comme un nuage léger et transparent. Et plus loin, du côté de la mer, ce nuage semblait une poussière bleu pâle. Le vieux Dreier, appuyant avec précaution, d’une main encore solide, son bâton sur le sol à chaque pas qu’il faisait, se glissa lentement sur la route, devant la maison. « Jœrn, dit-il en passant, sais-tu que, vingt et un ans de suite, j’ai fait sortir le bétail en ce jour du dix mai, pour le conduire à la prairie ? »

Jœrn attendit que le vieillard se fût éloigné, par crainte d’accident, et puis il cria, à tous les échos de la ferme : « Allons ! qu’on fasse sortir les bêtes ! et que toutes les femmes viennent nous aider ! »

Bientôt quarante bœufs, de deux et de trois ans, fortes bêtes, apparurent à la porte de l’étable, successivement, et furent lâchés dans la cour. Ils prirent celle-ci d’assaut, et, comme des enfans au sortir de classe, la remplirent de bonds et d’appels joyeux. Mais cinq hommes suffirent pour s’en rendre maîtres. La voix de Jœrn Uhl retentissait trop impérieuse pour qu’ils osassent lui désobéir, et son grand fouet les menaçait trop éloquemment. Le jeune homme était debout sur l’escalier de la grange, montrant aux bêtes le chemin à suivre. De telle sorte que les bœufs finirent par quitter la cour, en désordre, et par s’avancer lentement sur la route, sous la garde des deux garçons de journée. Enfin l’on put respirer.

On lâcha ensuite les dix chevaux, que conduisait le valet d’écurie, avec l’aide du plus jeune des apprentis journaliers ; derrière les chevaux, trottaient gaîment les deux poulains. Mais, la dernière de tout le cortège, venait la vieille jument, que la mère de Jœrn avait apportée en dot, de Heeshof, vingt ans auparavant. Elle avait achevé sa tâche depuis lors ; et maintenant on la gardait à l’écurie, par charité.

Puis sortirent les vaches, au nombre de huit, des vaches de la Marche, rouges, lourdes, énormes. Celles-là avaient à être conduites dans une prairie derrière la maison, afin d’être plus à portée des filles de la ferme qui venaient les traire. C’étaient ces filles qui les aidaient à sortir dans la cour, ayant à leur tête Lena Tarn. Et lorsque le soleil se frayait un chemin à travers les branches des peupliers, les cheveux blonds de la jeune fille s’enflammaient, devenaient pareils au pelage étincelant des bêtes qu’elle chassait devant elle.

Mais tout à coup il y eut une interruption. Le gros taureau, s’ennuyant peut-être dans l’étable vide, avait rompu sa longe et s’était détaché. Il