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ses mains de gentilhomme qui auraient cassé celles de tous les paysans d’alentour. Il faisait de ses chevaux les chevaux de Diomède. Il était obligé de se battre avec eux pour les monter ; cela durait une heure, mais l’homme finissait par mettre le joug de ses cuisses de fer sur le des vibrant du rebelle. Il est mort grandiosement, comme il avait vécu. Son cheval l’a tué en s’abattant sur lui sans pouvoir le désarçonner et en revenant lui piler, sous ses pieds cette tête qui, à moitié écrasée, alla jouer le whist chez mon père, le soir, à l’horreur et à l’admiration de tous. Après sa mort, cette nature hémorragique attesta encore sa puissance. De sa maison assez éloignée du cimetière, une rivière de sang marqua sa route en coulant par les jointures de son cercueil. » Ce morceau d’un lyrisme macabre est tiré d’une lettre familière. C’est de cette encre que Barbey écrit à ses amis quelques lignes sans prétention. Le Rob-Roy du Cotentin devait avoir chouanné. Notez que c’était celui-là même qu’on appelait d’Aurevilly. Le neveu jugea le moment venu de reprendre le nom, jadis dédaigné, en même temps qu’il endossait les sentimens du Chouan défunt.

Ce dut être vers la même époque qu’il arrêta la forme et choisit les couleurs de son costume, quoique l’idée ne lui soit venue que bien plus tard d’adopter la limousine pour vêtement d’intérieur. Une note de son Memorandum fixe la date de cet événement : « Oublié de noter qu’avant la promenade, je suis allé acheter une limousine semblable à celle des charretiers bas normands et dans laquelle je veux envelopper mon dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours noir comme Jean Bart avait fait doubler d’or sa culotte d’argent. » Mais pour la cravate de dentelles, nous sommes réduits aux conjectures. Toutefois l’attitude était trouvée. Le fils de Théophile Barbey s’était métamorphosé en homme d’autrefois. Juché sur les principes de l’ancien régime, isolé dans ses traditions d’aristocrate, il n’avait plus rien à craindre du contact avec les vulgarités de l’heure présente. Survivant des âges disparus, héraut des vérités méconnues, il pouvait à son aise enfler la voix et jeter l’anathème aux hommes d’aujourd’hui. Et, puisque le malheur des temps ne lui laissait pour arme que sa plume, du moins elle deviendrait entre ses mains la massue du pirate et le fusil du Chouan.

On comprend que la confection d’un tel personnage ait été laborieuse. Barbey d’Aurevilly n’est tout à fait en possession de son rôle qu’à partir de l’année 1846. Cette année-là, il fait paraître à un mois de distance : Les Prophètes du Passé et Une Vieille maîtresse.

De ces deux ouvrages, le premier n’est qu’un opuscule : mais le