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l’on pousse à l’extrême le dualisme entre la psychologie qui restaure la conscience personnelle et le moi, et la physiologie qui restaure l’organisme social et l’État[1].

C’est ainsi que, devant l’école libérale poursuivant la réalisation du bonheur par l’individu et pour la société, s’est dressée l’école socialiste poursuivant cette réalisation pour l’individu et par la société, et une controverse passionnée s’est engagée sur le point de savoir si l’individu existe pour l’État et doit lui être sacrifié ou si l’État existe pour l’individu qui finira par le dissoudre.

A bien considérer les choses, une pareille controverse n’a pas de raison d’être :

On emploie le mot « individu » pour représenter plus spécialement les volontés particulières et distinctes dont se compose une société ; on emploie le mot « État » pour représenter l’ensemble de ces volontés et plus particulièrement la volonté collective servant d’organe aux intérêts généraux. Mais il y a, non un individu ou un État abstraits, il y a des millions d’individus différens, des multiples formes d’État, chacune extériorisée elle-même par des individus. Le but de la vie sociale est non le conflit de ces élémens, mais leur coexistence, leur groupement, leur coordination et la devise qui répond le mieux à cet idéal est : « Tous pour chacun, chacun pour tous, » l’État ayant en vue le bien des individus, les individus ayant en vue le bien public[2].

La controverse entre les deux écoles est encore sans portée à un autre point de vue. Il n’existe pas de société simpliste construite exclusivement d’après l’idéal de Kant ou d’après l’idéal de Platon. Qu’elle soit fondée sur le droit de l’individu ou sur le droit de l’État, toujours son organisation comprend des élémens opposés à son principe essentiel ; jamais elle ne peut nier d’une façon absolue soit l’individu soit l’État. Les institutions humaines ne supportent pas leurs conséquences extrêmes. La constitution de Lycurgue ou l’impérialisme romain ne détruit pas plus l’individu que la démocratie libérale de Périclès ou la monarchie libérale anglaise n’anéantit l’État. Il entre autre chose que l’essor démesuré de l’individu dans la conception révolutionnaire de 1789 ; il entre autre chose que l’omnipotence du Prince, dans la conception du despotisme éclairé. La vérité, c’est que dans le

  1. Henry Michel, l’Idée de l’État. Paris, Hachette, 1896, p. 364 et s.
  2. Ihering, Zweck im Recht Leipzig, 1884, vol. I, p. 560 et s.