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avaient afflué. Mademoiselle avait eu à dîner « tout ce qu’il y avait de princesses et de duchesses à Paris, » et elle en avait conclu, connaissant les cours et le courtisan, que son exil tirait à sa fin : — « En vérité, dit-elle, je ne sentais pas tant de joie que l’on eût cru… Quand on sort d’une misère égale à la mienne, le souvenir en dure si longtemps et la douleur se fait un si fort calus contre la joie, que l’on est longtemps sans qu’elle le puisse ou pénétrer ou amollir pour s’y rendre sensible. » Malgré tout, la lettre de son père à Mazarin la mit dans une grande agitation. La cour de France était alors dans l’Est, où Turenne faisait sa campagne annuelle contre M. le Prince et les Espagnols. Mademoiselle résolut de se rapprocher pour avoir la réponse du cardinal plus tôt.

Elle quittait Blois en étrangère, comme elle y était arrivée. Une seule chose aurait pu la toucher : le rappel de Préfontaine et de ses autres serviteurs, frappés pour l’avoir fidèlement servie. Monsieur s’y étant obstinément refusé, ses politesses exagérées et ses grimaces de tendresse n’avaient abouti qu’à éloigner davantage sa fille. Elle sentait qu’il la détestait, et elle ne l’aimait plus.

Sur la route de Paris, elle doubla les étapes. L’impatience la gagnait en approchant du but, et le « calus de la douleur » laissait pénétrer largement la joie. Elle revit en passant Etampes et ses ruines, qui dataient déjà de cinq ans[1] et que La Fontaine devait retrouver intactes en 1663, tant le relèvement de la France fut long et difficile dans certaines régions, après cette Fronde que les historiens ne prennent pas toujours au sérieux, sans doute parce qu’ils y voient trop de belles dames : « Nous regardâmes avec pitié les faubourgs d’Etampes, écrivait La Fontaine[2]. Imaginez-vous une suite de maisons sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il n’y a rien de plus laid et de plus hideux. » Il en parla toute la soirée, n’ayant pas une âme d’héroïne de la Fronde ; mais Mademoiselle avait traversé avec indifférence ces ruines où poussait l’herbe, faute d’habitans pour les relever. Aucun remords, aucun regret, si léger fût-il, d’avoir

  1. Turenne avait battu les troupes des princes dans Étampes (mai 1652), à l’occasion d’une revue en l’honneur de Mademoiselle et du désordre qui en était résulté. Voyez la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, p. 313-314. Quelques semaines plus tard, il assiégea la ville.
  2. Lettre à sa femme, du 3 août 1663.