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société toujours en devenir serait tout à coup figée dans des formes désormais immuables, par la simple raison qu’elle serait arrivée au stade rêvé par Marx. A-t-on bien songé, d’ailleurs, à ce que serait une société parfaite qui aurait atteint l’équilibre absolu, qui n’aurait ni problème à résoudre, ni misère à secourir, ni crime à pardonner, ni richesse à conquérir ; qui ne connaîtrait ni le danger, ni l’inquiétude, ni le besoin de changement ? La douleur est pour les groupes, comme pour l’individu, la grande éducatrice. Une société sans vices, ni passions, ni orgueil, ni égoïsme, ni abus, ni besoins, ce serait une société sans joie, sans charité, sans désir, sans activité ou intelligence, sans esprit d’initiative et d’invention ; elle s’éteindrait, stagnante, dans le silence et le néant ! Et alors que, dans l’humanité comme dans la nature, tout se meut et tout change incessamment, quelle aberration qu’un dogmatisme politique fondé sur la croyance à une solution définitive !

Ensuite, et c’est là un point qu’il importe de mettre en pleine lumière, le collectivisme n’est rien s’il n’est pas le nivellement des inégalités, la fusion des élémens divergens, l’atténuation des différences et des variétés, de la hiérarchie des groupes des organes, des individus dont se compose une société. Et on peut se demander également pourquoi l’évolution, qui a toujours agi dans le sens de la différenciation progressive des facteurs sociaux, se ferait soudain à rebours ; pourquoi elle retournerait brusquement aux formes rudimentaires de la démocratie primitive ; pourquoi cette différenciation s’arrêterait toute seule, alors que jamais encore dans le passé la contrainte la plus rigoureuse n’est parvenue à l’empêcher. Un système de propriété sociale sans capital ni échange, tel que le collectivisme le conçoit, n’est pas un point d’arrivée, il est un point de départ ; il a existé comme étape primitive, sans éviter d’ailleurs qu’il n’y eût des pauvres et des inférieurs ; c’est le germe d’où sont sortis et la multiplicité des formes de l’existence, des modes de groupement des individus, des organes de la vie sociale, des sphères de la vie économique, et la souplesse infinie, la libre variété de structure de l’Etat moderne ; le collectivisme est ainsi la négation même de la loi d’évolution qu’il invoque.

En réalité, l’organisation primitive n’a pas pu rester stationnaire parce qu’il n’y avait pas égalité des individus et de leurs aptitudes. S’il y avait eu égalité parfaite, il n’y aurait eu aucune