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remise à la collectivité de tous les moyens de production et d’échange.

A un certain moment de sa vie, Marx avait pensé qu’il était possible de réaliser son rêve par le suffrage universel, la dictature prolétarienne et la révolution ; son illusion n’a pas été de longue durée, et à l’espoir d’une révolution a succédé, dans l’esprit des marxistes, la conception d’une lente évolution de la société vers le collectivisme. Rodbertus évaluait à cinq siècles le temps nécessaire à la transformation de la société. La socialisation sera insensible. Nous marchons, par le jeu même des forces naturelles, vers la constitution d’une société économique où la production des biens aura lieu sans capital, ni propriété privée, ni concurrence, ni échange ; la répartition se fera conformément à l’équité ; il n’y aura plus de classes sociales ; les producteurs et les consommateurs, les travailleurs manuels et les intellectuels, les riches et les pauvres disparaîtront au sein d’une sorte de communauté primitive agrandie et concentrée sous la main de l’Etat. La socialisation de l’industrie ne sera que le prolongement et la généralisation des tendances actuelles, dont le terme suprême sera, sans secousses ni violences, l’expropriation régulière et logique de tous les moyens de production et d’échange.

Assurément, la doctrine collectiviste, comprise comme schéma d’une société idéale, n’est pas plus utopique que toutes les doctrines sociales qui, depuis Platon, ont été formulées par de grands penseurs pour assurer le règne de la justice, de la moralité et du bonheur universel. Elle a toutefois un caractère particulier qui la fait sortir de la sphère des discussions académiques et la mêle intimement aux préoccupations présentes ; elle s’est emparée de l’esprit des masses ; elle a exercé sur le prolétariat une influence égale en intensité à l’action qu’a exercée le Contrat social sur l’esprit de la Bourgeoisie ; elle est devenue ainsi, à des degrés divers, une tendance directrice de la démocratie contemporaine.

Dans les lignes qui vont suivre, je me propose d’examiner la valeur scientifique et sociale de cette tendance.


I. — LA TENDANCE COLLECTIVISTE ET LA DIFFÉRENCIATION DES INDIVIDUS

La loi d’évolution est indiscutable. Mais on peut se demander pourquoi elle s’arrêterait à un moment déterminé et pourquoi une