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un poète religieux comme Wordsworth, il en savourait toutes les pages avec une égale dévotion. Savourait n’est pas le mot propre, ces hommes-là ne savourent rien, ils s’émeuvent, ils s’excitent à propos de certains auteurs qui répondent mieux à l’exaltation patriotique, morale ou religieuse de leurs propres sentimens ; l’art n’existe pas pour eux.

La classe de théologie n’était pas moins insuffisante. Là triompha pendant plus de trente ans la méthode socratique. Thring arrivait, la bible sous le bras, et posait, à brûle-pourpoint, sur n’importe quel sujet biblique, une question très générale. — Now, about Abraham. Parlez-moi donc d’Abraham. — Les uns après les autres, les élèves interrogés gardaient un silence prudent. On ne leur demandait pas en effet de dire ce qu’ils se rappelaient de la vie du patriarche, mais de réduire les leçons de cette vie à quelque maxime de morale générale. Si le maître était en verve, il développait lui-même et abondamment la réponse ; si, au contraire, le silence des élèves l’avait irrité, il renvoyait brusquement la question au lendemain, la livrant d’ici-là à leurs réflexions. De fait, le lendemain, la réponse arrivait parfois sans que Thring ait jamais soupçonné que, dans l’intervalle, on avait eu le temps de courir au télégraphe et d’invoquer à Oxford ou à Cambridge les souvenirs d’un ancien.

Le premier biographe de Thring idéalise aimablement cette insuffisante méthode :


Sans le savoir, nous dit-il, Thring devinait le secret de l’enseignement supérieur qui, en inspirant la passion de la vérité, met le disciple sur le chemin de la conquérir. Sans doute il ne nous apprenait pas grand’chose, mais il y avait une semence plus précieuse que toute doctrine, dans cette émotion qu’il remuait en nous autour d’idées encore mal définies. Cette émotion restait dans le trésor de notre âme, cadre vide encore, auquel la vérité viendrait un jour s’adapter. Par exemple, nous parlant un jour de la croyance à une autre vie, il essayait de tirer de nous quelque preuve scripturaire en faveur de cette croyance. N’ayant pas réussi, il récita avec une brusque explosion de sentiment ces mois de l’Évangile : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivans. » Pour entrer dans une intelligence d’enfant, la preuve exigeait un commentaire. Il n’en donna pas, ou, s’il le fit, nous n’y comprimes pas grand’chose. Il ne nous resta que le souvenir de la citation ; mais l’éclair de vie intérieure qui l’avait accompagnée ne s’effaça pas de nos mémoires. Comme un nuage doré, cette image resta fixée à la pensée embryonnaire pour lui donner un jour plus de lumière et de chaleur.


Le même écrivain insiste sur la valeur apologétique de ces