Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Londres. Sémonville les soupçonne de vouloir livrer Walcheren aux Anglais. Ce n’est pas un allié sur qui la France puisse compter ; c’est un avant-poste que l’armée française doit occuper très fortement, si elle n’en veut être délogée, et l’ennemi est dans la place.

Il faudra donc, sur terre et sur mer, procéder à de formidables armemens : envoyer en Hollande et à Tarente, bateaux plats, canons et régimens ; opérer, en cas de guerre continentale, contre l’Autriche et la Russie, diversion classique ; il faudra des millions, et le trésor n’en a point. Les ressources extraordinaires sont taries avec la guerre. La nation française, à peine remise au travail, se rebellerait contre de nouveaux impôts. Tout l’édifice financier, à peine construit, s’écroulerait. Le billet de banque tomberait dans la banqueroute, se ravalerait à la valeur des assignats. Un seul moyen de se procurer de l’argent : céder des terres. Bonaparte n’a plus la ressource des biens nationaux, mais il a les terres conquises. L’échec de l’expédition de Saint-Domingue l’a détourné pour jamais de l’Amérique. La Louisiane n’a plus pour lui de raison d’être. Les vues qu’on lui prête sur le Mexique inquiètent les États-Unis, et il a besoin des États-Unis contre l’Angleterre. « Le jour où la France s’emparera de la Louisiane, avait dit le président Jefferson, elle prononcera la sentence qui la renfermera pour toujours dans la ligne tracée le long de ses côtes par le niveau des basses mers ; elle scellera l’union de deux peuples qui, réunis, peuvent être maîtres exclusifs de l’Océan ; elle nous contraindra à nous marier avec la flotte et la nation anglaises. » Bonaparte avait besoin d’argent, ils en avaient à placer ; ils le placèrent « en propriétés, » dont Bonaparte avait de quoi revendre. Ainsi fut conclu, à Paris, le 28 avril 1803, le traité de cession de la Louisiane aux États-Unis, pour 80 millions de francs. On a beaucoup dit que Bonaparte vendit des hommes ; il faut dire aussi que Jefferson en acheta ; l’un toucha l’argent, l’autre prit les âmes ; il y eut trafic, où l’on est toujours au moins deux à compter, et l’intérêt de cette opération est qu’elle se fit entre deux républiques, démocratiques toutes deux et qui, toutes deux, avaient affiché sur les murs, à côté de leur acte de naissance, une déclaration des droits des hommes ! Décidément le partage de la Pologne, conçu et accompli par deux princes philosophes, Frédéric et Catherine, demeurait, en matière de droit public, le dernier mot du siècle des lumières. La