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jouissait de l’inaltérable beau temps, de l’air pur, du bleu de l’horizon marin, de la paix délicieusement nostalgique des entours.

En s’accoudant aux fenêtres, on voyait, en plus de la plage et de la mer, les terrasses des vénérables maisons proches, leurs toits à la mauresque tout fendillés de soleil, et cela encore était pour me rappeler l’Afrique. Du matin au soir, vous berçait la chanson somnolente d’une équipe d’Indiens nus, qui travaillaient en rêvant, dans une cour voisine, à remplir des sacs en nattes avec des grains ou des épices, pour les navires.

Et, ni nuit ni jour, je ne fermais rien ; alors les bêtes de l’air étaient chez moi comme chez elles ; les moineaux, sans s’inquiéter de ma présence, venaient se promener sur les nattes de mon plancher ; les petits écureuils sauteurs, après un coup d’œil d’enquête, entraient aussi, couraient partout sur les meubles ; et, un matin, je vis deux corbeaux perchés au coin de ma moustiquaire.

Oh ! la tranquillité mélancolique du milieu des jours, quand le soleil tropical, autour de la maison, accablait les silencieuses petites rues, aux noms si démodés ! Dans ma chambre ni dans ses alentours, aucune indication de nos temps modernes ; rien non plus pour préciser une époque sur ces terrasses solitaires, ou là-bas sur cette nappe bleue, déserte à l’infini. Et le calme aussi de ces hommes occupés à préparer leurs sacs de graines faisait songer à quelque scène de la vie coloniale d’autrefois. Alors, oubliant notre affolement, notre âpreté, nos paquebots rapides, je me croyais au temps où l’on venait ici avec des lenteurs qui décuplaient la distance, en contournant l’Afrique, sur de beaux voiliers capricieux…

Mon regret de m’en aller, bien entendu, ne peut pas être profond ; tout cela s’oubliera demain, chassé par la fantasmagorie des images nouvelles. Mais rien, dans l’Inde merveilleuse que j’ai déjà vue ou que je vais parcourir encore, ne saurait me retenir comme ce petit coin de vieille France, égaré au bord du golfe de Bengale.


PIERRE LOTI.