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des pâleurs si pâles que l’on dirait plutôt des reflets de choses lointaines, une fantasmagorie, d’impalpables décors vus à travers des voiles en gaze grise. Des aspects immenses soudainement se révèlent, des carrefours de nefs aux aboutissemens perdus ; derrière moi, il y a l’avenue où le prêtre m’a renseigné hier au soir, l’avenue des monstres cabrés, dont se reconnaissent déjà les silhouettes. Et des formes humaines qui gisaient à terre se dressent dans leurs mousselines, étirent les bras, se cambrent, s’en vont : personnages blanchâtres et comme transparens, que l’on s’étonne d’entendre marcher dans cet irréel, dans cet enchantement incolore.

Près des dalles où je m’étais endormi hier, un escalier de granit montait aux terrasses du temple ; un peu à tâtons encore, je le retrouve, en promenant mes mains sur les parois froides.

Et je monte, et en haut je suis seul.

Un désert, ces terrasses, ce dessus des voûtes massives et plates ; un désert pavé de vieilles dalles énormes, un désert qui s’étend de tous côtés et qui paraît confiner dans le lointain avec des cimes de nuages. Ici, c’est une autre fantasmagorie qu’en bas, une autre pâleur ; il fait un peu plus clair, mais pas encore jour, et, de même que dans le temple, rien de ce que l’on commence à distinguer ne semble réel. Ces cimes de nuages, autour de l’immense esplanade, sont des vapeurs que la nuit a condensées sur la terre, des vapeurs si épaisses qu’on dirait des ouates bleuâtres qui seraient palpables si on s’en approchait davantage ; toute la plaine reste noyée dans leurs masses cotonneuses, et on voit seulement émerger au-dessus quelques bouquets de plumes noires, ou d’éventails noirs, qui sont les têtes des plus hauts palmiers. Une lueur verte, couleur d’aigue-marine et délicieusement diaphane, gagne de plus en plus à l’horizon du Levant, comme une transparente tache d’huile qui s’épandrait en cerne sur le voile du ciel nocturne, tandis qu’à l’horizon de l’Ouest traîne et languit un gros ballon rouge, une vieille planète fatiguée, un vieux monde mort, inquiétant pour être trop près de la terre : la lune qui se couche. Et maintenant tous les corbeaux du temple sont éveillés et donnent de la voix ; on entend des croâ ! croâ ! venir d’en-dessous, et d’autres, descendre de tous les points de l’air, où passent des tourbillons d’ailes…

Il y a bien dix minutes de marche dans le monde des pierres, à travers des nefs, des galeries, des escaliers, des couloirs, pour