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avons raison, je le crois, de préférer la musique de Beethoven à celle de Nicolo, et même d’Offenbach, la Symphonie Pastorale aux Rendez-vous bourgeois et à la Belle Hélène. Nous avons également raison de préférer la Ronde de nuit à la Prise de la Smalah d’Abd-El-Kader, et, généralement, la peinture de Rembrandt à celle d’Horace Vernet. Mais pourquoi avons-nous raison ? Comment et par le moyen de quelles raisons établirons-nous que nous avons raison ? Ne disputera-t-on pas de ces raisons à leur tour, et avec raison ? Qui sera le juge de ce nouveau procès ? D’où lui viendront sa compétence et son autorité ? Ἀνάγϰη στῆναι (Anagkê stênai), disent les philosophes : il faut en finir ! Et, si quelqu’un refuse de reconnaître cette « nécessité, » quels moyens aurons-nous de l’en convaincre ? C’est tout le problème de la critique. L’originalité de Taine est de l’avoir conçu dans toute son ampleur, d’avoir cru qu’on pouvait le résoudre, et de s’y être quarante ans appliqué. Le jugement critique, à son sens, non seulement n’a rien d’arbitraire, mais il ne saurait rien avoir de « personnel » ou de « propre » à celui qui l’exprime ; il a un fondement dans la nature des choses, il en doit avoir un ; c’est à nous de le chercher, et, si nous ne réussissons pas à le trouver, ce ne sera pas une entreprise vaine, mais au contraire, et pour bien des motifs, ce sera toujours une entreprise féconde, que de l’avoir cherché. Telle est, Messieurs, l’idée maîtresse de Taine, l’inspiration de son œuvre entière, et, pour ainsi parler, tel est donc le biais par lequel il nous faut la prendre, si nous en voulons voir l’unité fondamentale se dégager de la diversité des écrits qui nous la cachent ; les contradictions s’atténuer ou plutôt s’évanouir ; et, comme je vous le disais, la signification profonde se préciser en s’élargissant.

Comment, en effet, et pourquoi le même homme s’est-il intéressé tour à tour à l’Histoire de la Littérature anglaise, et à la Philosophie de l’Art, et aux Origines de la France contemporaine ? Ce n’a pas été de sa part, vous le savez, curiosité d’amateur ou de dilettante ! Nul n’a eu plus que Taine, en son temps, l’horreur du dilettantisme ; et c’est ce qui le distingue expressément de Renan, par exemple, ou de quelques autres de leurs contemporains. Il n’a pas eu, non plus, le goût de ces « monographies » où l’érudition triomphe, qui n’ont d’autre objet qu’elles-mêmes, et, souvent, d’autre intérêt que celui que l’auteur y prend. J’ai quelque idée qu’en parlant de la sorte, je songe aux Causeries du Lundi. Mais alors, Messieurs, et au lieu de s’enfermer dans une province de l’histoire, quelles raisons Taine a-t-il eues de traiter successivement des sujets aussi divers ? Nous pouvons aisément répondre à la question. Histoire de la Littérature anglaise, Philosophie de l’Art,