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Quoi qu’il en soit, les évolutions se font chez Gérard avec une rapidité exceptionnelle, et d’autant plus remarquable, qu’elles n’altèrent point ses qualités essentielles. Avant de s’inspirer des Milanais et des Florentins, il avait déjà passé de Thierri Bouts à Memlinc avec une désinvolture extraordinaire. Artiste bien étrange ! A la fois très personnel et très changeant, d’une sensibilité exquise et d’une infatigable souplesse !

On ne s’expliquerait pas les étonnantes diversités de conception, de sentiment, d’exécution, dont le contraste frappe tous les yeux, entre les panneaux de 1488-1498 et le tableau de 1509, si l’on ne pouvait suivre la transformation du peintre à travers des ouvrages intermédiaires.

On en connaît trois au moins, Chanoine et ses patrons (National Gallery), le Baptême du Christ, à Bruges, le Mariage mystique de sainte Catherine (National Gallery). Le premier, le plus proche du Cambyse, est déjà sensiblement modifié, dans son caractère hollandais, par une étude attentive de Van Eyck et de Memlinc, surtout visible dans les accessoires et l’assouplissement du style. Le Baptême du Christ, qu’on admire ici, commandé par un des magistrats qui avaient expertisé le Cambyse, ne conserve plus de la tradition Thierri Bouts que la puissante vérité du paysage verdoyant, et la tournure réaliste des figurines clairsemées dans les fonds. Pour le Christ, doux et pensif, tout nu, au corps souple et délicat, debout dans le Jourdain, pour le saint Jean qui s’agenouille en versant l’eau sur la tête du Sauveur avec le creux de sa main, l’inspiration vient toute de Memlinc, comme est due à Van Eyck celle qui agenouille, enveloppé d’une somptueuse et ample dalmatique, de l’autre côté du torrent, l’ange porteur des vêtemens. La perfection avec laquelle tous les détails des figures et du paysage sont traités à fond, sans troubler en rien l’harmonie profonde et recueillie de l’action lumineuse, fait d’ailleurs de cette admirable peinture le chef-d’œuvre du peintre dans sa manière brugeoise.

Le Mariage mystique (ancienne collection de Beurnonville), s’il était ici, marquerait bien l’étape décisive entre Bruges et l’Italie. L’admiration pour Van Eyck éclate encore, plus proche et plus libre à la fois, dans le groupe de la Vierge et de l’Enfant, mais déjà les saintes Catherine, Barbe et Madeleine, qu’on retrouvera dans le tableau de Rouen, apportent, dans l’affirmation des types chers à Gérard, une aisance d’allures, un charme physionomique,