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cette belle, bonne Normandie, c’est la véritable France[1]. » Mais nulle part aussi l’esprit de protection ne se déclarait avec plus d’âpreté. Le traité de 1786 y laissait le souvenir d’un Rosbach économique. « Il faut, disait Bonaparte au préfet de Rouen, Beugnot, que la nation s’adoucisse dans les jouissances de la paix. » Beugnot admira, en fonctionnaire docile, mais il doutait. — « Quoi ! reprit Bonaparte, vous croyez que l’Angleterre me fera la guerre ; vous le croyez sérieusement ? — Je le crois. — J’en doute encore ; mais si l’Angleterre m’attaque, reprit-il avec vivacité, elle ne sait pas à quoi elle s’expose ; non, en vérité, elle ne le sait pas… Vous verrez ce que sera cette guerre ! Je ferai tout pour l’éviter, mais, si l’on m’y force, je renverserai tout ce que je trouverai devant moi. Je ferai une descente en Angleterre, j’irai à Londres, et si cette entreprise devait manquer, je bouleverserai le continent, j’asservirai la Hollande, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, j’attaquerai l’Autriche, et j’irai jusqu’à Vienne détruire toute espèce d’appui de cette odieuse puissance ; on verra ce que je peux faire et ce que je ferai. J’en frémis d’avance, mais on me connaîtra. » Il s’était animé en lançant sa tirade. Il s’apaisa : « Au surplus, je n’en continuerai pas moins de travailler à assurer la prospérité de la France, à faire fleurir son commerce, son agriculture, son industrie, et nous serons heureux en dépit de nos rivaux. »

C’étaient de ces ressauts de l’esprit guerrier auxquels il fallait toujours s’attendre avec lui. L’homme d’Etat, en Bonaparte, était l’homme appris, l’homme civilisé, sa conquête sur lui-même, la maîtrise de son génie, et il en tirait son principal orgueil ; mais le guerrier, le conquérant étaient l’être primitif, l’être d’instinct, l’expansion naturelle de son génie. Il sentait les coalitions se nouer sous terre, comme d’autres, dit-on, entendent l’herbe pousser. Et il était toujours prêt à partir, se trouvant à la guerre, dans son élément, sûr de lui, maître des affaires, avec un objectif, la bataille, et une solution, la victoire. L’y provoquer fut toujours chose trop facile à ses adversaires, et le moyen le plus sûr était de paraître croire et surtout de dire qu’il redoutait la lutte. Les Anglais, en 1802, se servirent de ce moyen avec une habileté consommée.

La polémique se continua sur les envahissemens que

  1. A Joseph, 2 novembre 1802. — À Cambacérès, 30 octobre.